Le chat de Schrödinger à l'échelle moléculaire

Publié par Isabelle le 09/02/2015 à 00:00
Source: Synchrotron SOLEIL
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Le chat de Schrödinger à l'échelle moléculaire: expérience de localisation d'un électron interne dans une molécule.

Une équipe du Laboratoire de chimie physique-matière et rayonnement (CNRS/UPMC), en collaboration avec des équipes internationales (1), vient de réaliser une expérience de physico-chimie qui, par analogie avec la célèbre expérience de pensée du chat de Schrödinger, illustre le paradoxe de la mesure en mécanique quantique. Cherchant à mesurer si un électron émis par une molécule est initialement localisé ou non autour d'un atome particulier au sein de cette molécule, ils ont montré que le résultat diffère selon la manière dont la molécule se fragmente après avoir perdu l'électron. Les résultats sont publiés en ligne dans la revue Nature Communications.

Dans un article publié en 1935 et resté célèbre, Erwin Schrödinger proposait une expérience de pensée dans laquelle un chat est enfermé dans une boite contenant un mécanisme radioactif pouvant aléatoirement entrainer la mort du chat. Le chat a 50% de chance d'être mort, 50% de chance d'être vivant. Seule l'ouverture de la boite permet de le déterminer sans ambiguïté. Ainsi, tant que la boite n'est pas ouverte, le chat est à la fois mort et vivant. Schrödinger voyait ceci comme un paradoxe dans l'interprétation de la mécanique quantique.

Les chercheurs proposent ainsi une analogie moléculaire à cette célèbre expérience.


Figure 1: schéma de principe de l'expérience réalisée. La molécule est ionisée et une lacune est créée sur l'un ou l'autre des atomes de soufre (haut). La lacune est comblée par réorganisation interne des électrons et la charge de la molécule augmente (milieu). Suivant le chemin de fragmentation suivi, concerté (A) ou séquentiel (B), la lacune de cœur apparaît localisée ou délocalisée. © Marc Simon

La structure électronique des atomes est bien décrite en mécanique quantique par des objets mathématiques, les orbitales, liées à la probabilité de présence des électrons autour du noyau. Dans une molécule, dont les différents atomes qui la constituent se partagent les électrons, on distingue les orbitales de cœur, localisées autour d'un atome, et les orbitales externes, qui peuvent être délocalisées autour de plusieurs atomes. Toutefois, la question de la localisation des électrons de cœur se pose lorsqu'une molécule est constituée d'atomes identiques. Que se passe-t-il lorsqu'on arrache, avec de la lumière par exemple (on parle alors de photoionisation de la molécule), un électron de cœur dans une molécule contenant deux atomes identiques ? La mécanique quantique nous dit qu'on ne peut pas savoir a priori de quel atome vient l'électron, et la lacune électronique créée doit être délocalisée sur les deux atomes. La molécule ionisée est alors dans une superposition d'états quantiques où la lacune se trouve à la fois sur un atome et sur l'autre. Par analogie avec l'expérience de Schrödinger, le chat est à la fois mort et vivant.

Les chercheurs ont choisi une molécule simple, le disulfure de carbone CS2, qui ne contient que trois atomes: un atome de carbone au centre et deux atomes de soufre identiques, l'un à droite, l'autre à gauche. En utilisant les rayons X de la ligne LUCIA à SOLEIL, ils ont arraché un électron de cœur du soufre, sans pouvoir dire a priori duquel des deux atomes. L'expérience CELIMENE qu'ils ont conçue et réalisée leur a permis ensuite de mesurer la distribution angulaire de cet électron, c'est à dire la direction suivant laquelle il s'échappe par rapport à la molécule. Cette distribution doit pouvoir montrer d'où vient l'électron, de l'atome de droite ou de l'atome de gauche.

Lorsque la molécule est ionisée, elle peut se fragmenter en trois atomes électriquement chargés: trois ions distincts. En ayant accès à la façon dont se fragmente la molécule les chercheurs ont alors montré que la réponse à la question de la localisation de l'électron dépend de la manière dont se fragmente la molécule. Dans un cas, lorsque l'on regarde uniquement le cas où la molécule s'est fragmentée soudainement en trois ions (Figure 2 cas A), il reste impossible de dire d'où vient l'électron, et la distribution angulaire montre une superposition des deux possibilités, droite et gauche. Par analogie avec l'expérience de pensée de Schrödinger, la boite n'est jamais ouverte, et le chat est à la fois mort et vivant. Dans l'autre cas, lorsque l'on regarde la molécule qui s'est fragmentée en deux étapes, d'abord en deux ions, puis en trois (Figure 2 cas B), il est possible de dire d'où vient l'électron car sa distribution angulaire le localise sur un seul des deux atomes de soufre. Poursuivant l'analogie, la boite est ouverte et l'état du chat, mort ou vivant, est déterminé.


Figure 2: dans le cas A, la lacune est délocalisée sur les deux atomes de soufre, comme le montre, à droite, la distribution angulaire symétrique de l'électron émis. Dans le cas B, elle est localisée sur l'atome donnant l'ion S2+ et la distribution angulaire électronique est cette fois asymétrique. © Marc Simon

La question de la localisation ou de la délocalisation des lacunes de cœur créées par photoionisation de molécules passionne depuis des années la communauté des physico-chimistes. Cette question est d'autant plus fondamentale que nombre d'applications de la photoionisation reposent sur la capacité à sélectionner précisément l'atome cible au sein d'une molécule, et donc à localiser la lacune (comme par exemple l'étude et le contrôle des dommages sous irradiation). Les résultats publiés dans Nature Communications apportent à cette question une réponse sous la forme d'un paradoxe typique de la mécanique quantique: l'électron peut être considéré comme totalement délocalisé ou totalement localisé en fonction du choix du chemin réactif parcouru (fragmentation en une ou deux étapes).

Note:
(1) Synchrotron SOLEIL, Université de Trieste (Italie), Université de Las Vegas (Etats-Unis), Université de Oulu (Finlande), Université d'Uppsala (Suède).

Référence:
R. Guillemin, P. Decleva, M. Stener, C. Bomme, T. Marin, L. Journel, T. Marchenko,
R.K. Kushawaha, K. Jänkälä, N. Trcera, K.P. Bowen, D.W. Lindle, M.N. Piancastelli & M. Simon
Selecting core-hole localization or delocalization in CS2 by photofragmentation dynamics
Nature communications 21 janvier 2015
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