Quand la politique dicte le menu à bord des avions

Publié par Adrien le 03/06/2015 à 00:00
Source: Martin LaSalle - Université de Montréal
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Parmi les compagnies aériennes observées, 94 % proposent des mets halals, comparativement à 85 % pour les menus cachères.
Pourquoi la compagnie aérienne israélienne El Al n'offre-t-elle pas de mets halals sur ses vols tandis que d'autres entreprises de transport aérien israéliennes le font ? Et pourquoi Aerolíneas Argentinas propose-t-elle des menus hindous alors qu'elle ne dessert pas le sous-continent indien ?

En fait, le choix que font les lignes aériennes d'offrir ou non certains types de mets religieux ne repose pas seulement sur des motifs de nature économique ou géographique : il s'agit aussi - et surtout ! ? d'une décision politique qui prend la forme d'une reconnaissance explicite des religions que sont le judaïsme, l'islam, l'hindouisme et le jaïnisme.

C'est ce que souligne Olivier Bauer, professeur à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l'Université de Montréal, dans une étude interdisciplinaire qu'il signe avec sa fille Marion, qui a effectué sa maîtrise au Département de science politique de l'UdeM, et son fils Thibaud, titulaire d'une maîtrise en études urbaines du département de géographie de l'University College London.

L'étude a été publiée par le Groupe de recherche sur l'alimentation et la spiritualité, que dirige M. Bauer.

Pas de porc à bord...

En route vers Madagascar sur un vol d'Air France il y a quelques années, Olivier Bauer reçoit un repas dont l'étiquette garantit que son plat est "sans porc". "Je me suis demandé pourquoi on excluait la viande de porc alors que je n'avais demandé ni de repas cachère ni de repas halal", se remémore-t-il.

Une question de fond a surgi : quelles religions ont suffisamment d'importance pour que les compagnies aériennes décident d'offrir des repas adaptés à leurs clients ? Ce fut l'élément déclencheur de son projet de recherche.

Il faut savoir que c'est l'Association internationale du transport aérien (IATA) qui définit les normes des menus spéciaux pouvant être servis en vol. Parmi les 21 mets spéciaux que l'organisme reconnaît, 5 sont religieux : hindouiste végétarien, hindou, cachère, halal et jaïniste végétarien. Les lignes aériennes sont libres de les proposer ou non et d'en offrir d'autres.

34 compagnies d'aviation scrutées

Olivier, Thibaud et Marion Bauer ont scruté les sites Internet des principales compagnies aériennes pour relever les menus religieux qu'elles servent en classe économique. Ils ont retenu 34 lignes aériennes, qui fournissaient une liste détaillée de leurs menus, et ils ont ciblé les quatre principaux menus religieux de même que les six repas végétariens répondant aux caractéristiques de certaines religions. Ils ont aussi eu recours à la banque de données de la CIA pour déterminer la répartition des groupes religieux de différents pays et pour circonscrire la géopolitique qui sous-tend les destinations des entreprises de transport aérien.

Ainsi, parmi les compagnies observées, 94 % proposent des menus adaptés aux musulmans, comparativement à 85 % pour les menus destinés aux juifs et aux hindous végétariens ou non, et à 50 % pour les repas préparés pour les jaïns.

Par ailleurs, six compagnies n'offrent pas de menu cachère: l'une est européenne (Olympic Air), tandis que les cinq autres sont de l'Asie de l'Ouest - à l'exception de Turkish Airlines. En parallèle, toutes proposent des repas halals, sauf l'israélienne El Al et deux compagnies latino-américaines (Aeroméxico et Lan Airlines).

Sur huit lignes européennes, trois offrent des repas satisfaisant aux exigences des quatre religions (British Airways, Iberia et Swissair), mais aucune en Amérique du Nord ne propose le même service. Par comparaison, 8 compagnies sur 10 ont choisi de présenter pareils menus en Asie du Sud, en Asie de l'Est et en Asie du Sud-Est.

Fait inusité : bien que l'IATA ne prévoie aucune mesure pour les repas à servir aux chrétiens, la russe Aeroflot est la seule ligne à leur offrir un mets spécifique à l'occasion du carême.

Et, détail anecdotique, Corsair impose un supplément de 8 € pour manger un menu spécial, mais exige 12 € si le menu spécial est cachère.


Marion et Olivier Bauer. Photo: Amélie Philibert
Choix économiques, géographiques et politiques

D'après Marion Bauer, le choix de proposer un menu religieux à bord des avions repose sans doute sur l'avantage concurrentiel qu'il peut procurer. "Mais l'argument économique ne prévaut pas toujours, indique-t-elle. D'un point de vue comptable, offrir des menus jaïns - dont les adeptes sont peu nombreux proportionnellement à d'autres religions - n'est pas rentable."

Par ailleurs, les données tendent à démontrer que l'offre alimentaire dépend des régions géographiques desservies par les lignes aériennes. Mais, encore là, la logique géoreligieuse n'est pas absolue, comme le prouve le cas d'El Al, qui n'offre pas de repas halals bien que la population d'Israël soit composée de 18 % de musulmans et que de nombreux pays à forte proportion musulmane fassent partie de ses destinations.

Pour Olivier et Marion Bauer, c'est la logique politique qui met un point aux justifications économiques et géoreligieuses. "Il nous paraît évident que l'offre de menus religieux dépend, au Proche-Orient du moins, de considérations politiques, disent-ils. Emirates et Gulf Air ne proposent pas de repas cachères vraisemblablement parce que les Émirats arabes unis et Bahreïn n'entretiennent pas de relations diplomatiques avec Israël."

Et, à l'inverse, EgyptAir et Turkish Airlines offrent un menu cachère sans doute parce que l'Égypte nourrit des relations avec Israël depuis 1979 tandis que la Turquie a reconnu Israël en 1950, ajoutent-ils.

"De sorte que, en proposant des repas conformes aux prescriptions religieuses, les lignes aériennes ont un effet sur les religions : l'offre de menus religieux constitue une reconnaissance des religions", indique Olivier Bauer.

D'un autre côté, la réduction - voire l'élimination - de l'offre de repas sur les vols intérieurs ou à bord des petits-porteurs tend aussi à exercer une influence sur les religions. "Elle renforce une tendance très actuelle, soit celle de l'individuation de la religion", conclut le professeur.
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