Vers une quantification du comportement "chaotique" d'El Niño

Publié par Michel le 30/07/2009 à 00:00
Source et illustrations: CNRS / INSU
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El Niño Southern Oscillation (ENSO) est le mode dominant de variabilité climatique dans le Pacifique. Ses conséquences se font sentir sur tout le globe, avec des impacts socio-économiques majeurs sur les régions environnantes. Bien que la compréhension de ce phénomène ait considérablement progressé au cours des dernières décennies, il reste très difficile à prévoir avec suffisamment d'anticipation (Au sens général du terme, une anticipation correspond à une phase où sont...). Une étude théorique d'une équipe du LEGOS en association avec un chercheur (Un chercheur (fem. chercheuse) désigne une personne dont le métier consiste à faire de la...) de l'Institut de mathématiques de Toulouse a montré que la probabilité (La probabilité (du latin probabilitas) est une évaluation du caractère probable d'un...) qu'un fort évènement El Niño se déclenche était intimement liée à l'état moyen de l'océan tropical via des non linéarités complexes capables de provoquer des interactions entre des processus physiques ayant lieu à différentes échelles temporelles.

Le Pacifique tropical est le siège d'une variabilité climatique très complexe, puisque les échelles temporelles significatives de variation de ses indices(1) caractéristiques vont de la haute fréquence (oscillation de Madden-Jullian à 60-90 jours) à la très basse fréquence (variation de l'état moyen de l'océan Pacifique (L'océan Pacifique, qui s'étend sur une surface de 180 000 000 km², est l'océan le...) à des échelles multidécennales, voire même centennales). Balayant un large spectre de fréquences, cette variabilité joue un rôle fondamental dans la modulation d'ENSO (oscillation australe dont la période ou échelle de temps caractéristique est de 2-5 ans), mais elle en complique fortement l'analyse.

La théorie linéaire des ondes équatoriales, qui est la théorie de base servant de fondement au développement de modèles simplifiés de prévision d'ENSO, permet d'expliquer relativement simplement la période de l'oscillation australe. Dit simplement, elle stipule pour expliquer la phase chaude dite El Niño de l'oscillation qu'un affaiblissement soudain de l'intensité des alizés dans le Pacifique tropical entraîne le déclenchement et la propagation d'ondes équatoriales qui lors de leur voyage dans le bassin Pacifique modifient la profondeur de la thermocline(2), à laquelle est associée un déversement des eaux de la piscine d'eau chaude ("Warm Pool") du Pacifique équatorial Ouest vers les eaux habituellement froides ("Cold Tongue") du Pacific équatorial Est. Le retour aux conditions normales ou froides (phase froide de l'oscillation dite La Niña) s'opèrerait ensuite selon le même principe d'influence des ondes sur la position de la thermocline (La thermocline est une couche de transition thermique rapide entre les eaux superficielles et les...).

Cependant, cette théorie ne permet pas de rendre compte de toutes les subtilités de la variabilité d'ENSO, essentiellement car elle ignore une grande partie des échelles de variabilité temporelles mentionnées ci-dessus, notamment celles à basse fréquence.
Récemment, il a été proposé de prendre en compte l'évolution lente du système (variabilité décennale à multidécennale) pour modéliser ENSO et sa modulation de manière plus réaliste. Dès lors, deux paradigmes ont émergé.

Le premier attribue un rôle prépondérant à la nature aléatoire des forçages atmosphériques provenant de la variabilité des hautes latitudes pour rendre compte de la variabilité très basse fréquence (théorie dite "stochastique"). La prédictibilité de ce "bruit atmosphérique" et de son impact sur ENSO dépend alors grandement de la capacité des modèles statistiques à le paramétrer (modèles Gaussiens dans leur quasi totalité).

Le second appréhende cette évolution lente comme provenant de mécanismes physiques purement tropicaux, sans faire intervenir les plus hautes latitudes. Il met l'accent sur une dynamique océanique tropicale qui fait intervenir les non linéarités du système, lesquelles sont difficilement accessibles à partir d'observations. Cette physique, guère interprétable "avec les mains", suggère que ces termes non linéaires sont représentatifs d'interactions entre des processus se produisant à différentes échelles temporelles au sein du Pacifique tropical. Les simulations réalisées à l'aide de modèles numériques permettent d'estimer ces processus et leur variation conjointe et donc d'étudier leur rôle sur la variabilité d'ENSO.

L'étude de l'équipe du LEGOS s'inscrit dans ce deuxième paradigme. Son originalité est d'envisager une approche statistique distincte de celle couramment admise pour diagnostiquer le degré de non linéarité dans les séries temporelles de données, qu'elles soient issues d'observations ou de simulations par les modèles climatiques.

La difficulté de rendre compte de la nature irrégulière d'ENSO repose en effet en partie sur le fait que, jusqu'à présent, la majorité des études scientifiques ont implicitement fait l'approximation d'une statistique (Une statistique est, au premier abord, un nombre calculé à propos d'un échantillon....) Gaussienne(3) pour le caractériser. Or, celle-ci n'est a priori plus pertinente dès lors que l'on décide de considérer explicitement certaines propriétés fondamentales des indices d'ENSO, telles que la présence d'évènements extrêmes a priori aléatoirement distribués dans la temps (pics anormalement élevés de la température (La température est une grandeur physique mesurée à l'aide d'un thermomètre et...) de surface, comme en 1976, 1983 ou 1998), ou bien la forte asymétrie (L'asymétrie est l’absence de symétrie, ou son inverse. Dans la nature, les crabes...) positive de son signal(4). Pour ce faire, les chercheurs ont utilisé les lois ?-stable (voir encart). Ils ont également élaboré un test statistique permettant de détecter les ruptures brutales dans les conditions moyennes de température du Pacifique (appelées "climate shifts"), qui sont des signatures de la modulation multidécennale du bassin.

Ils ont ainsi pu relier la modulation d'ENSO et le déclenchement d'évènements extrêmes aux changements d'état moyen du Pacifique tropical à des échelles de temps très basse fréquence et montrer que les périodes chaudes (état moyen globalement plus chaud du bassin Pacifique) sont plus actives et ont tendance à favoriser le développement d'une anomalie chaude du système océan-atmosphère (forts El Niño), alors que les périodes plus froides sont globalement plus stables et marquées par une pseudo symétrie entre El Niño et La Niña.

À la lumière de ces résultats, qui mettent en évidence un exemple d'interaction d'échelles temporelles liant des périodes de variabilité a priori opposées (très haute et très basse fréquences), les chercheurs sont allés plus loin et ont fait l'hypothèse suivante: le déclenchement de forts El Niño fait partie de la boucle de rétroaction liant changement d'état moyen du Pacifique tropical et asymétrie d'ENSO. En d'autres termes, toutes les échelles de variabilité, de l'échelle saisonnière aux échelles multidécennales en passant par l'échelle de temps ENSO (2-5 ans) et même par le déclenchement soudain d'un épisode extrême El Niño, seraient reliées les unes aux autres au sein d'une théorie mathématique (Les mathématiques constituent un domaine de connaissances abstraites construites à l'aide...) finalement "simple !!", car appréhendant globalement toutes les fréquences d'oscillation présentes dans le Pacifique tropical. La complexité (La complexité est une notion utilisée en philosophie, épistémologie (par...) d'une telle théorie provient du fait que les interactions de ces différents processus physiques se font via des non linéarités internes au système océan-atmosphère du Pacifique tropical, tel que l'advection non linéaire dans la couche de mélange, la force du couplage entre température de surface et vents...
Cette hypothèse a été testée en analysant les simulations de contrôle pré-industriel des 24 modèles couplés de circulation générale du GIEC (Groupe intergouvernemental d'experts sur l'évolution du climat ; IPCC AR4) avec des résultats satisfaisants, notamment concernant les modèles identifiés comme étant ?-stable, c'est-à-dire laissant la possibilité aux évènements extrêmes d'apparaître. Ces modèles s'avèrent d'ailleurs être les modèles les plus performants pour appréhender la variabilité du Pacifique tropical, selon de nombreuses études comparatives récentes.

Il semble donc que la modulation de l'oscillation australe doive être considérée comme résultant d'un mécanisme essentiellement tropical, dont les processus non linéaires complexes permettent de faire "interagir" les différentes échelles temporelles présentes dans l'océan Pacifique tropical, du multidécennal jusqu'au déclenchement soudain d'évènements extrêmes (forts épisodes El Niño) et vraisemblablement vice versa.

Les lois ?-stable

Les lois ?-stable sont une extension des lois Gaussiennes permettant de paramétriser la probabilité d'apparition d'un évènement extrême, ici une très forte anomalie de la température de surface dans le Pacifique tropical et son asymétrie.

Basées sur les travaux de Lévy (lois de Lévy 1924) qui travaillait alors sur une paramétrisation statistique des mouvements aléatoires (mouvement brownien), ces lois ont été introduites par Mandelbrot en 1960 pour analyser les mouvements fortement chaotiques des indices de la bourse.
Elles sont caractérisées par 4 paramètres. Les 2 principaux [0 < ? ? 2 (? = 2, cas Gaussien) et -1 ? ? ? 1] permettent de diagnostiquer respectivement le poids des "queues de la distribution" (présence d'évènements extrêmes ou caractère non Gaussien de la série) et son asymétrie.


Estimation de (gauche) et (droite) sur différentes périodes inter-shifts,
et des amplitudes et dates des shifts détectés (en bas).

Notes:

(1) Ce sont par exemple les anomalies de température de surface de la mer, moyennées dans la boite Niño3 (150ºW-90ºW, 5ºN-5ºS)
(2) La thermocline est une fine couche de transition entre les eaux chaudes de surface et les eaux froides du fond de l'océan, au sein de laquelle la température (et la densité) chute très rapidement d'environ 20°C ; elle est très marquée dans les eaux tropicales.
(3) Dans cette approximation, la répartition des évènements d'ENSO (par exemple les anomalies de température de surface dans Niño3) suit la courbe Gaussienne en forme de cloche bien connue (courbe en pointillés), c'est-à-dire que la majorité de ces évènements se concentre autour de la moyenne (à 0ºC pour les anomalies de température de surface) et que plus on s'éloigne de cette moyenne (plus on regarde les anomalies fortes, chaudes ou froides), moins il y a d'évènements (ce qui n'est clairement pas le cas lorsque l'on considère les données in situ de température de surface, surtout dans le Pacifique tropical). Or, cette statistique gaussienne ne permet notamment pas de prendre en compte les évènements extrêmes de température de surface (forts Niños) pourtant bel et bien réels (barres rouges de l'histogramme).
(4) On recense en effet plus d'épisodes El Niño que d'épisodes la Niña, leurs amplitudes ayant en outre tendance à être plus fortes que celles des épisodes la Niña.



Histogramme de la série des anomalies de température de surface de la mer
Moyennées dans la boite Niño3 (150°W-90°W ; 5°N-5°S)
[série issue de la reconstruction de Kaplan (Kaplan et al., 1998)].
Les courbes en pointillés sont les densités de probabilité d'une loi Gaussienne ajustées
sur les données. On note la forte asymétrie ainsi que la déviation par rapport
à un comportement Gaussien en période chaude (anomalies de SST > 2°C colorées en rouge).
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