Tulipomanie - Définition

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Les théories sur la crise

Sources primaires

Le débat actuel sur la crise de la tulipe remonte à la parution de l’ouvrage d’un journaliste écossais, Charles Mackay, intitulé Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds, publié en 1841 ; Mackay fait l’hypothèse que les foules se conduisent souvent de façon irrationnelle et que la tulipomanie, ainsi que le Krach de 1720 et l’échec de la Compagnie du Mississippi, sont parmi les premières crises économique à exhiber les syndromes de cette folie collective. Sa thèse se fonde en grande partie sur les informations qu’il tire d’un ouvrage de Johann Beckmann, A History of Inventions, Discoveries, and Origins, publié en 1797. L’ouvrage de Beckam, quant à lui, se fonde sur trois pamphlets anonymes parus en 1637, qui s’attaquent violemment au principe de la spéculation. Avec son style enlevé, l’ouvrage de Mackay est resté populaire auprès de générations d’économistes et de spécialistes des marchés boursiers. L’analyse qu’il donne de la crise de la tulipe comme étant le résultat d’une bulle spéculative reste encore largement accepté aujourd’hui, même si de nombreux économistes en ont montré les limites depuis 1980.

La crise selon Mackay

Marchandises échangées selon Mackay contre un bulbe unique de la variété Viceroi
2 muids de blé 448 florins
4 muids de seigle 558 florins
Quatre bœufs gras 480 florins
8 porcs gras 240 florins
12 moutons gras 120 florins
2 barriques de vin 70 florins
4 tonneaux de bière 32 florins
2 tonnes de beurre 192 florins
1.000 livres de fromage 120 florins
1 lit complet 100 florins
1 habillement complet 80 florins
1 gobelet d’argent 60 florins
Total 2500 florins

Selon Mackay, l’engouement manifesté pour les tulipes au début du XVIIe siècle va affecter toutes les classes de la société. « Toute la population, jusqu’à la lie des mortels, se lança dans le commerce de la tulipe ». Un acte écrit de 1635 atteste de la vente de 40 bulbes pour une somme de 100.000 florins. Pour se faire une idée de ce que représente cette somme, il faut savoir qu’une tonne de beurre coûte alors environ 100 florins, qu’un ouvrier spécialisé peut gagner jusqu’à 150 florins par an, et que « huit porcs gras » reviennent à 240 florins. L’institut international d'histoire sociale estime qu’un florin vaut à l’époque l’équivalent de 10,28 euros de 2002.

En 1636, observe Mackay, les tulipes se négocient sur le marché du change dans de nombreuses villes et bourgades néerlandaises. Cet état de fait encourage tous les membres de la société à se lancer dans le commerce de la tulipe ; Mackay raconte que des spéculateurs vendent ou échangent tous leurs bien pour jouer sur les cours de la tulipe; il donne l’exemple d’une promesse d’échanger un terrain de 49.000 m2 contre un ou deux bulbes de Semper Augustus ; il cite également le cas d’un bulbe unique de la variété Viceroi échangé contre un ensemble de marchandises évalué à 2.500 florins (voir tableau ci-contre). « Beaucoup de personnes devinrent riches du jour au lendemain. Un appât doré était tendu aux citoyens, et, l’un après l’autre, ils se précipitèrent sur le marché de la tulipe, comme des abeilles autour d’un pot de miel. Chacun était persuadé que la folie des tulipes durerait toujours, que les riches du monde entier en importeraient des Pays-Bas et seraient prêts à payer n’importe quel prix. Les richesses d’Europe afflueraient jusqu’aux rives du Zuyder Zee et la pauvreté disparaîtrait à jamais de sous le ciel néerlandais. Les nobles, les citoyens, les fermiers, les manœuvres, les matelots, les valets et les servantes, même les ramoneurs et les vieilles fripières voulaient leur part du marché de la tulipe. »

Mackay reprend dans son récit un certain nombre d’anecdotes amusantes mais probablement apocryphes, comme celle du marin qui voulait croquer la tulipe d’un marchand qu’il prenait pour un oignon : le marchand et sa famille retrouvèrent le matelot en train de « faire un petit-déjeuner dont le prix aurait pu suffire à nourrir l’équipage pendant toute une année ». En février 1637, explique Mackay, les vendeurs de tulipes ont du mal à trouver acquéreurs pour des oignons de tulipes qui atteignent des prix de plus en plus exorbitants. Ce fléchissement du marché se faisant sentir, la demande s’effondre, entraînant la chute des prix. La bulle spéculative vient d’éclater. Les uns sont en devoir d'honorer des engagements d’achat à des prix dix fois supérieurs à ceux du marché réel, les autres se retrouvent à la tête d’un capital d’oignons de tulipes qui ne vaut plus qu’une fraction du prix qu’ils ont déboursé pour l’acquérir. Les Néerlandais ne savent plus à quel saint se vouer, chacun accuse l’autre d’être responsable de la catastrophe.

Selon Mackay, les spéculateurs aux abois se tournent alors vers le gouvernement des Provinces-Unies, qui déclare que toute personne ayant souscrit un contrat à terme peut le dénoncer en s’acquittant d’un paiement égal à 10 % du prix figurant sur le contrat. Les tentatives pour trouver des solutions qui satisferaient les intérêts de toutes les parties restent vaines. La folie des tulipes prend fin, explique Mackay, laissant les particuliers en possession des oignons de tulipes qu’ils détenaient au moment de l’effondrement des prix. Il ne se trouve aucun tribunal pour obliger les débiteurs à honorer leur dette car les juges assimilent les dettes spéculatives à des dettes de jeu dont la loi n’oblige pas le remboursement (d’où l’expression « wikt:dette d’honneur »).

Toujours selon Mackay, la mode de la tulipe se répand dans d’autres régions d’Europe sans toutefois égaler la démesure qu’elle a connu aux Pays-Bas. Il affirme également que dans le sillage de la crise et de la chute des prix de la tulipe, les Pays-Bas connaissent une période de stagnation économique qui dure plusieurs années.

Renouvellement de l’analyse économique

Le phénomène fascina, et la légende s’empara de l’événement, grossissant ses proportions et son impact réel sur l’économie des Pays-Bas de l’époque. Des recherches récentes tendent à réduire l’influence du phénomène et ses répercussions. D’après Anne Goldgar, dans Tulipmania, la grande majorité des tubercules étaient vendus à terme, producteurs et acheteurs signant des promesses de vente plusieurs mois avant la floraison, et lorsque les prix se sont effondrés, les transactions finales n’ont tout simplement pas été effectuées, aucune autorité de l’époque ne forçant les spéculateurs à acheter au prix promis.

En réaction à la crise du marché de la tulipe, les députés d’Amsterdam annulèrent tous les contrats signés. Les juges d’Amsterdam déclarèrent également que la spéculation sur les bulbes de tulipe était un jeu de hasard et refusèrent d’obliger les contractants à honorer leurs contrats.

En 2002, Earl A. Thompson et Jonathan Treussard, de l’université de Californie, explorent une explication alternative dans The Tulipmania: Fact or Artifact?. Selon eux, la hausse du prix de la tulipe n’était pas le fruit d’une spéculation irrationnelle, mais la conséquence d’un décret du parlement des Provinces-Unies qui transforma les contrats à terme sur les bulbes de tulipes en une transaction sans risque, en retirant la clause d’obligation d’achat du contrat.

La tulipomanie, un phénomène restreint

L’analyse qu’avait faite Mackay des mécanismes de la crise commença à être contestée dans les années 1980 lorsque les chercheurs s’intéressèrent de nouveau à cet épisode de l’histoire économique. Les tenants de l’hypothèse d’efficience du marché (ou HEM, due à Eugène Fama) qui restent sceptiques quant à la réalité du phénomène de bulle spéculative en général, pensent après examen des faits que la vision de Mackay est incomplète et inexacte. En 2007, Anne Goldgar publie le résultat de ses travaux universitaires dans Tulipmania, où elle défend la thèse que la spéculation n’a jamais été un phénomène de masse mais n’a concerné qu’« un petit nombre d’individus » et que la plupart des rapports d’époque se fondent sur « un ou deux textes de propagande contemporains et se citent copieusement les uns les autres. » Peter Garber affirme que la spéculation n’« était qu’un passe-temps d’hiver insignifiant, joué autour d’une table par des gens hantés par la peste qui essayaient de se distraire en pariant sur un marché de la tulipe en pleine effervescence ».

Alors que Mackay tient que des gens de toutes classes sociales étaient impliqués dans le négoce des tulipes, Goldgar, sur la base d’une étude des contrats conservés dans les archives, pense que même à leur paroxysme les échanges se faisaient uniquement entre négociants et artisans fortunés, sans liens avec la noblesse. Les retombées économiques de la crise de la tulipe sont restées limitées. Goldgar a pu identifier un grand nombre des vendeurs et des acheteurs qui constituaient le marché ; elle n’a repéré qu’une demi douzaine d’entre eux à avoir connu des problèmes financiers durant cette période, et encore ces difficultés n’étaient-elles pas forcément liées aux tulipes. Ceci n’a rien de surprenant. Si les prix étaient effectivement montés, aucune somme d’argent liquide n’avait transité entre acheteurs et vendeurs. Les premiers n’avaient donc encore engrangé aucun bénéfice réel ; à part dans le cas où un acheteur s’était endetté en escomptant un bénéfice spéculatif à long terme, la chute des cours ne fit perdre d’argent à personne.

Explications de la hausse des prix par la logique des marchés

Les économistes modernes ont avancé plusieurs arguments possibles pour discréditer l’hypothèse selon laquelle la montée et la chute rapide des prix serait l’indice d’une bulle spéculative. Personne ne discute le fait que les prix se soient envolés avant de retomber en 1636-37, mais même une croissance et une chute spectaculaires des prix n’implique pas nécessairement qu’il y ait eu formation puis éclatement d’une bulle. Pour que la tulipomanie puisse être qualifiée de bulle économique, il faudrait que le prix des oignons de tulipe se soit complètement écarté de leur valeur intrinsèque, alors que la hausse ne concerne que le marché à terme.

Une tulipe, connue sous le nom de « Vice-roi », dans un catalogue néerlandais de 1637. Le prix indiqué est de 3 à 4 200 florins.

Selon Thompson, la montée des prix au cours des années 1630 peut s’expliquer par une accalmie dans la guerre de Trente Ans. À ses débuts, la hausse des prix ne fait selon lui qu’accompagner la reprise de la demande de façon logique. Or, si les données chiffrées sur les ventes sont pratiquement inexistantes après la chute de février 1637, d’autres données faisant le point sur le prix des plantes à bulbes après la crise montrent que le déclin des prix s’est poursuivi sur les décennies suivantes.

Garber a comparé les données disponibles sur le cours des tulipes et celui des jacinthes au début du XIXe siècle, date à laquelle la jacinthe évince la tulipe et devient la plante d’ornement à la mode. Il a pu établir une courbe analogue dans l’évolution des prix des deux plantes. Quand les jacinthes font leur apparition, les horticulteurs s’évertuent à produire des variétés supérieures à celles de leurs concurrents en réponse à une forte demande. Mais les consommateurs se lassent peu à peu et le prix des jacinthes retombe. En trente ans, les plus belles variétés ne valent plus qu’1 à 2 % de leur prix maximal. Garber observe également qu’une « petite quantité de bulbes de variétés expérimentales de lys s’est vendue récemment au prix d’un million de florins néerlandais, soient 480 000 dollars US au taux de change de 1987.  » Pour lui, cet exemple prouve qu’on peut encore voir aujourd’hui le prix d’une fleur atteindre des sommes phénoménales. La fluctuation des prix de la tulipe au début du XVIIe siècle obéit donc à un modèle que l’on retrouve dans le marché d’autres fleurs d’ornement.

Quant à l’envol des prix au moment de la crise de 1636-37, il serait dû à un autre facteur. En effet, comme la hausse des prix s’est emballée après la mise en terre des bulbes de l’année, les horticulteurs néerlandais n’ont pas eu le temps d’augmenter la production en réponse à l’accroissement de la demande. L’offre était inférieure à la demande, d’où l’inflation brutale des prix.

Rôle possible de la législation

Dans un article paru en 2007, Earl A. Thompson, professeur d’économie à l’université de Californie, critique la thèse de Garber qui selon lui ne peut expliquer la chute dramatique des cours du marché à terme. Le taux de chute des cours annualisé est de 99,99 %, alors qu’il n’est que de 40 % pour d’autres plantes ornementales. Thompson offre une autre explication pour l’emballement des cours de la tulipe. Selon lui, à l’instigation de citoyens néerlandais qui avaient perdu de l’argent après une défaite allemande pendant la guerre de Trente Ans, le parlement néerlandais envisageait de sortir un nouveau décret. Celui-ci aurait modifié la façon dont s’appliquaient les contrats de vente de tulipes :

«  Le 24 février 1637, la guilde indépendante des horticulteurs néerlandais annonça une décision qui devait être ratifiée par le parlement, décision selon laquelle tous les contrats conclus entre le 30 novembre 1636 et la réouverture du marché au comptant, en début de printemps, seraient désormais considérés comme des options d’achat. Les acheteurs à terme ne seraient plus dans l’obligation d’acheter les futures tulipes, leur seule contrainte étant de dédommager les vendeurs en leur versant un petit pourcentage du prix stipulé s’ils venaient à se dédire ».

Avant ce décret parlementaire, la personne qui avait souscrit un contrat d’achat à terme de tulipe était tenue d’honorer ce contrat et de payer les bulbes de tulipes au vendeur. Le décret changeait la nature des contrats : si les cours chutaient, l’acheteur pouvait choisir de renoncer à prendre possession du bulbe, moyennant le paiement d’une somme forfaitaire, plutôt que de débourser le montant entier du prix conclu au moment du contrat. Cette évolution de la loi signifiait que, pour employer une terminologie contemporaine, les contrats à terme étaient transformés en options. La proposition fit l’objet d’un débat dès l’automne 1636, et par conséquent, les spéculateurs ayant pensé qu'elle avait des chances de se concrétiser auraient acheté des bulbes entre l'automne 1636 et février 1637 à des prix très élevés, le risque de pertes étant considérablement amoindri si le décret était adopté. Cela expliquerait la forte hausse des prix sur cette période.

Le décret aurait permis à l’acheteur de se dédire moyennant le paiement d’environ 1/30e du prix contracté. Ceci explique que les acheteurs aient alors souscrit des contrats de plus en plus onéreux; en effet, un acheteur pouvait souscrire un contrat de vente d’une tulipe au prix de 100 ƒ. Si le cours grimpait pour dépasser les 100 ƒ, le spéculateur empochait la différence. Si le prix restait bas, il pouvait dénoncer le contrat pour seulement 3,5 ƒ. Un acheteur pouvait donc souscrire un contrat d’achat de 100 ƒ et ne payer à terme que 3,5 ƒ. Au début de février 1637, les contrats à terme se jouent sur des sommes telles que les autorités des Pays-Bas doivent intervenir en mettant terme à la spéculation.

Thompson affirme que les ventes au comptant de tulipes sont restées à un niveau normal pendant toute cette période. Il en conclut que la « crise » a été une réaction naturelle au changement des obligations contractuelles du marché à terme. Sur la base de données concernant la rentabilité spécifique des contrats à terme et des options, il défend la thèse que le cours des oignons de tulipe a suivi une évolution proche des modèles élaborés par les mathématiques financières. Selon lui, « Les prix des contrats de tulipe avant, pendant et après la crise semblent illustrer de façon exemplaire l’hypothèse d’efficience du marché. ».

Critiques de ces nouvelles vues

D’autres économistes, comme Charles Kindleberger pensent que ces éléments ne suffisent pas à justifier la montée soudaine et la non moins subite bascule des prix. La théorie de Garber est également discutée au motif qu’elle ne rend pas compte de l’existence du même phénomène d’éclatement de bulle financière qui a affecté les ventes à terme d’oignons de tulipe ordinaires. Certains économistes notent l’existence d’autres facteurs qui créent les condition d’une bulle spéculative, notamment une politique monétaire expansionniste (accroissement des réserves monétaires) dont témoigne l’explosion des réserves (plus de 42 %) de la Banque d'Amsterdam pendant la période d’emballement des prix.

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