Tulipomanie - Définition

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Introduction

La tulipomanie (Tulpenmanie en néerlandais, Tulip mania en anglais, souvent appelée « crise de la tulipe » en histoire économique), est le nom donné à l'augmentation démesurée puis l'effondrement des cours de l’oignon de tulipe dans le nord des Provinces-Unies au milieu du XVIIe siècle. Au plus fort de la tulipomanie, en février 1637, des promesses de vente pour un bulbe se négociaient pour un montant égal à vingt fois le salaire annuel d’un artisan spécialisé. Certains historiens ont qualifié cette crise de « première bulle spéculative » de l’histoire.

L’épisode refit surface en 1841 avec la parution d’un ouvrage intitulé Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds du journaliste britannique Charles Mackay. Mackay affirmait qu’à une certaine époque, un bulbe de Semper augustus pouvait s’échanger contre cinq hectares de terre. Il prétendait également que de nombreux investisseurs avaient été ruinés par la chute des cours, chute qui aurait ébranlé toute l’économie néerlandaise. Bien que l’ouvrage de Mackay soit devenu un classique fréquemment réédité, sa version des faits est aujourd’hui contestée. Les historiens modernes considèrent que la crise de la tulipe n’avait pas été aussi spectaculaire que le voudrait Mackay, certains allant même jusqu’à douter de la réalité d’une véritable bulle spéculative.

L’étude de cette crise est difficile en raison de la pauvreté des données d’époque et du fait que ces données proviennent pour la plupart de sources partisanes dénonçant la spéculation de façon caricaturale. Certains économistes modernes, écartant la théorie de l’hystérie spéculative, proposent des modèles mathématiques qui ne font plus appel aux phénomènes de contagion psychologique pour expliquer l’envolée des cours de la tulipe. Ils observent que des phénomènes analogues se sont produits à d’autres époques sur le prix des plantes d’ornement, notamment la jacinthe dont le cours s’est élevé de façon rapide après son introduction sur le marché pour s’effondrer ensuite. D’autres auteurs font remarquer que la montée des prix coïncide avec l’annonce d’un décret parlementaire prévoyant que les contrats à terme pourraient être annulés à peu de frais ; une telle mesure aurait diminué le risque pour les acheteurs qui n’auraient eu alors aucune raison d’hésiter à s’engager pour des sommes exorbitantes. Ces explications sont cependant loin de faire l’unanimité.

Pamphlet néerlandais critiquant la tulipomanie, imprimé en 1637, à la suite de l’effondrement des cours.

Histoire

Les premières tulipes néerlandaises

Charles de l'Écluse (1525-1609).

Le début du XVIIe siècle voit se développer un engouement extraordinaire pour l’horticulture et le jardinage dans le nord de l’Europe, et plus particulièrement dans les Provinces-Unies. Jusqu’en 1550, les jardiniers néerlandais cultivent des roses, des lys, des iris, des pivoines, des ancolies, des giroflées et des œillets. Entre 1500 et 1550, une dizaine d’espèces nouvelles font leur apparition dans l’actuelle Belgique. Le phénomène s’accélère, avec plus d’une centaine de nouvelles venues entre 1550 et 1600, puis 120 espèces nouvelles entre 1600 et 1615, notamment l’anémone, le muflier, la jacinthe, le jasmin, le lilas et surtout la tulipe.

Venue de Constantinople, celle-ci fait son chemin à travers l’Europe. Sa présence est signalée à Augsburg en 1559. Vers 1560-1561, elle fait son apparition à Bruxelles, puis Anvers et en 1581, le Kruydtboeck en cite déjà 47 variétés. On date généralement le début de sa culture dans les Provinces-Unies des environs de 1593, à la suite de la création de l’hortus academicus de l’université de Leyde par le botaniste flamand Charles de l'Écluse qui vient d’y être nommé professeur.

De l’Écluse fait planter dans ce jardin botanique une série de bulbes de tulipes qu’il a fait venir de Bruxelles, tulipes observées pour la première fois à Andrinople, en Turquie par Ogier de Busbecq (qui signe Busbecquius), ambassadeur de l’Empereur Ferdinand Ier auprès du sultan ottoman que de l’Écluse cite en appendice d’un ouvrage paru en 1583, dans lequel il décrit plusieurs variétés de tulipes. Ces bulbes sont suffisamment résistants pour survivre aux rigueurs du climat néerlandais. Les premières tulipes sont méconnues du grand public et ne sont mentionnées que par des botanistes ou des amateurs de plantes rares et de curiosités. Mais la vogue des tulipes se répand du sud des Pays-Bas vers le nord, et l’engouement devient tel qu’assez rapidement des voleurs s’introduisent dans le Jardin botanique de Leyde pour dérober des bulbes.

Au début du XVIIe siècle les premiers bulbes font leur apparition sur le marché. Des bourgeois fortunés plantent des jardins privés à l’arrière de leur maison, notamment dans ce qui est aujourd’hui le centre historique de la ville d’Amsterdam, le long de canaux comme le Keizersgracht ou le Herengracht. L’époque se passionne pour la création d’hybrides et de nouvelles variétés, créant une demande pour les livres illustrés de gravures, livres destinés aux amateurs et aux professionnels de l’horticulture et non plus aux botanistes. Le Néerlandais Emanuel Sweerts, pionnier de la vente d’oignons de tulipe sur la foire annuelle de Francfort puis d’Amsterdam, publie un des premiers catalogues ouvertement commerciaux, le Florilegium, imprimé en 1612 après Le Jardin du Roy Tres Chrestien Henry IV, de Pierre Vallet, paru en 1608. Sweerts cite de nombreuses variétés de tulipes, avec des illustrations de tulipes « cassées », marbrées et flammées, ainsi que de plantes rares et exotiques.

Les tulipes deviennent un article et un symbole de luxe

Variété Semper augustus, dessin du XVIIe siècle.

La fleur devenant bientôt un article de luxe convoité et un signe de richesse, de nombreuses variétés voient le jour. Elles sont identifiées selon leurs couleurs : les tulipes monochromes rouges, jaunes ou blanches sont des Couleren, moins populaires que les tulipes de deux couleurs comme les Rosen (rouges ou roses sur fond blanc), les Violetten (mauves et lilas sur fond blanc) voire les Bizarden (rouges, brunes ou violettes sur fond jaune) qui sont les plus recherchées.

Ces bulbes rares et précieux produisent des fleurs aux pétales marbrées de couleurs vives dues, on le sait aujourd’hui, à la présence d’un potyvirus, sorte de virus de la mosaïque de la tulipe.

Les cultivateurs baptisent leurs créations de titres ronflants. Les premières variétés sont gratifiées du titre « amiral » précédant le nom de leur créateur comme l’amiral van der Eijck, peut-être la plus populaire au sein d’une cinquantaine de variétés possédant ce titre. Generael, en français « général » se retrouve dans le nom d’une trentaine de variétés. Des variétés plus tardives sont affublées de noms encore plus grandioses, inspirés de celui d’Alexandre le Grand ou de Scipion l'Africain ; on voit même « amiral des amiraux » ou « général des généraux ». Cependant il est très difficile de donner des noms à des variétés essentiellement instables et la plupart d’entre elles ont disparu aujourd’hui. Les espèces polychromes cultivées actuellement doivent leurs couleurs panachées à la sélection et non aux phytovirus.

Balthasar van der Ast, bouquet de fleurs : la tulipe qui se fane, les roses qui retombent dénotent l’éphémère ; en haut l’âme (le papillon) prête à s’envoler.

Cet engouement pour la fleur va se retrouver dans la peinture néerlandaise et flamande de l’époque. La tulipe a fait son apparition dans la seconde partie du XVIe siècle dans les ouvrages spécialisés, sous forme de planches botaniques savantes. Puis, alors que les premières natures mortes s’affirment en tant que genre indépendant, quelques variétés monochromes apparaissent, d’abord discrètement, dans les Bouquets de fleurs dont Jan Bruegel l'Ancien se fait une spécialité. Dans une Allégorie de la vue qu’il produit avec Rubens en 1617, Bruegel « de velours » peint un bouquet qui contient quelques tulipes dans un cabinet de curiosités, au milieu d’un capharnaüm de tableaux et d’objets en tous genre. Progressivement des peintres comme Roelandt Savery, Balthasar van der Ast, Ambrosius Bosschaert, Jan Davidszoon de Heem, Abraham Bosschaert représentent des variétés de formes et de couleurs de plus en plus précieuses, les Rosen, Violetten et Bizarden si recherchées.

De plus en plus, les tulipes « cassées », c’est-à-dire infectées par le phytovirus, dominent le bouquet et triomphent progressivement des roses, des lys et des ancolies. Parallèlement sont publiés des catalogues de fleurs, comme celui d’Emanuel Sweerts (Florilegium, 1612) qui est suivi du Florilegium novum de Théodore de Bry en 1612-1614, de l’Hortus Eystettensis du pharmacien Basile Bessler en 1613, et de l’Hortus Floridus de Crispin de Passe en 1614. La tulipe fait même son apparition dans le Jardin d’Eden, au frontispice d’une réédition d’un manuel anglais de jardinage. Dans cette édition de 1635, la tulipe est à la verticale de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. La même année paraît pour la première fois un catalogue entièrement consacré à la tulipe. La fleur apparaît donc à la fois comme un objet de luxe et une curiosité propre à intéresser les professionnels et les passionnés de fleurs.

Cette multiplication suit la montée de la cote des tulipes qui permet d’amortir le coût des catalogues. Le plus célèbre est celui du pépiniériste P. Cos de Haarlem, paru en 1637, l’année de la crise. Sans prétention artistique, ce catalogue fournit des données précises sur les appellations, les poids des bulbes et leur prix.

Naissance de la spéculation

Indice des prix standards des contrats de bulbes de tulipe, établi par Thompson (2007, p.101). Thompson ne disposant pas de données sur l’évolution des prix entre le 9 février et le 1er mai, on ne sait pas quelle courbe elle a suivi. Mais on sait, en revanche, que les cours se sont effondrés en février.

La tulipe est une plante à bulbe qui se reproduit par semence ou par division du bulbe. Les graines produisent un bulbe capable de porter une fleur au bout de sept à douze ans. Dès qu’un bulbe a fleuri, le bulbe mère disparaît, laissant place à un clone pourvu d’un ou plusieurs caïeux filles. Cultivés correctement, ces caïeux deviennent à leur tour des bulbes florifères. Comme le virus mosaïque infecte les caïeux mais pas les graines, la culture d’espèces nouvelles est un processus excessivement laborieux. La reproduction est ralentie par la présence du virus, et les bulbes filles finissent par dégénérer. Les tulipes fleurissent en avril et en mai, sur une période d’environ une semaine, les caïeux se formant assez peu de temps après la fin de la floraison. Les bulbes peuvent être déplantés et replantés entre juin et septembre aux Pays-Bas, ce qui explique pourquoi les ventes au comptant ont lieu durant ces deux mois.

Le reste de l’année, les contrats sont signés devant notaire, l’achat devant se faire à la fin de la saison (il s’agit alors de marché à terme). C’est ainsi que les Néerlandais, qui sont à l’origine d’un grand nombre d’instruments de la finance moderne, créent un marché sur lequel le bulbe de tulipe rare se négocie comme bien durable. La vente à découvert est interdite par un édit de 1610, interdiction renforcée par une succession d’édits plus rigoureux encore en 1621, 1630 et de nouveau en 1636. Aux termes de ces décrets, les vendeurs qui pratiquent la vente à découvert ne sont pas passibles de poursuites mais les contrats signés avec eux sont jugés inexécutables.

En 1634, en partie du fait de l’apparition d’une demande française qui stimule les ventes, les spéculateurs entrent sur le marché. En 1636, un système analogue à une bourse de commerce où se négocient les contrats à terme de tulipes s’est mis en place au Pays-Bas. Les négociants se réunissent en « collèges » dans des auberges et les acheteurs doivent s’acquitter d’un pourboire d’un montant égal à 2,5 % de la transaction (pourboire plafonné à trois florins). Ni l’une ni l’autre partie ne fournissent de dépôt de garantie et il n’existe pas de système d’appel de marge. Tous les contrats se font directement entre les deux parties et non dans le cadre d’une chambre de compensation.

Plus la popularité des tulipes s’élève et plus les horticulteurs sont prêts à payer des prix élevés pour des bulbes atteints par le potyvirus. Cependant l’absence de registres tenus systématiquement et donc de données fiables concernant les prix réels auxquels se négociaient les tulipes font qu’il est délicat d’évaluer l’ampleur de la crise. La majeure partie des données provient de pamphlets à charge, mettant en scène Gaergoedt et Waermondt (ou GW, c’est-à-dire « Envie des biens » et « Bouche de vérité »), pamphlets qui sont rédigés juste après la crise.

L’économiste Peter M. Garber a pu établir un catalogue des ventes de 161 bulbes de 36 variétés différentes entre 1633 et 1637, dont 53 sont signalés par GW. 98 ventes sont enregistrées le dernier jour qui précède l’effondrement, le 5 février 1637, avec une fourchette de prix extrêmement large. Ces ventes s’effectuent de façon variable, les unes étant des ventes à terme au sein des « collèges », les autres des ventes au comptant faites par les cultivateurs de tulipes, les autres enfin des promesses de ventes signées devant notaire ou des ventes de biens. Garber remarque que pour se faire une idée des cours, on doit se contenter de données hétéroclites : « Les données disponibles sur les prix sont dans une large mesure un mélange de torchons et de serviettes  ».

Selon Jacques Marseille, le bulbe d’une variété rare, Semper Augustus, s’affiche à 1 000 florins en 1623, à 2 000 en 1625, puis à 5 500 en 1637, le revenu annuel moyen de l’époque étant de 150 florins. En 1635, il devient possible d’acheter des parts de bulbe. En février 1637, une variété atteint le prix record de 6 700 florins. Le prix d’un seul oignon peut atteindre en 1637 la valeur de deux maisons, huit fois celui d’un veau gras et quinze fois le salaire annuel d’un artisan.

Effondrement des cours

Le cours des bulbes rares continue à s’élever tout au long de l’année 1636. En novembre, le prix des bulbes ordinaires non infectés par le potyvirus se met également à monter. Les Néerlandais qualifient la spéculation sur les contrats à terme de Windhandel, littéralement « commerce du vent », parce que les transactions ne portent pas sur des bulbes réels. Mais en février 1637, le prix des contrats à terme de bulbes de tulipe s’effondre brutalement, mettant fin au commerce du vent. La chute des cours est si subite qu’aucun des contrats ne peut être honoré. Le foyer de ces échanges se trouvant à Haarlem, dans une ville ravagée par une épidémie de peste bubonique, il est possible que le contexte ait contribué à développer un état d’esprit enclin au fatalisme et à la prise de risques.

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