Paul Dirac: de la beauté mathématique à la découverte de l'antimatière

Publié par Adrien le 29/08/2024 à 06:00
Source: The Conversation sous licence Creative Commons
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Par Waleed Mouhali - Enseignant-chercheur en Physique, ECE Paris

Un jour, le physicien russe Piotr Kapitsa demanda à Paul Dirac son avis sur le livre Crime et Châtiments. Réponse laconique de ce dernier: "Très bien, mais l'auteur s'est trompé, car il a décrit deux levers de soleil le même jour". Dirac parle peu, très peu et jamais pour ne rien dire. On raconte que ses collègues physiciens et ses étudiants avaient inventé une unité pour mesurer le débit de parole, le "Dirac", équivalent à "un mot par jour".


Menée par sa recherche du beau mathématique, Paul Dirac a pourtant découvert des réalités physiques aux applications aujourd'hui bien concrètes.

Liminaires et minimalistes, les paroles de Dirac ont donc un poids spécifique: ni longue tirade, ni remarque triviale. Pourtant, cet homme singulier mais flegmatique fut plus qu'un chercheur à l'imagination fertile et prolifère. Le silence de Dirac masquait ses dialogues très bavards, à l'aide d'un nouveau langage, avec des objets mathématiques qui vivent dans des espaces abstraits et qui révèlent l'harmonie et la "Beauté" des équations de la physique.

Une vie de passion pour les mathématiques

Dirac naît à Bristol le 8 août 1902. Il fréquente l'école primaire, puis le collège technique dans lequel son père enseigne le français. Très tôt à l'école, on le décrit comme un élève silencieux, sauf pour corriger l'instituteur. À 13 ans, un professeur lui offre, afin de l'occuper, un livre de géométrie riemannienne, qui généralise la géométrie traditionnelle d'Euclide dans des espaces courbes, une discipline normalement enseignée en 3e cycle de mathématiques à l'Université. Il dévore l'ouvrage, prémisse d'une vocation.

Toutefois, à l'âge de 16 ans, et sur demande express de son père, il étudie le génie électrique à l'université de Bristol. Dirac devient ingénieur en 1921, mais ce diplôme ne lui servira pas: il préfère changer d'orientation. Ce sont les mathématiques et la physique qui trouvent grâce à ses yeux. Dirac n'a pas 20 ans, mais il a déjà étudié en autodidacte la relativité générale d'Einstein qui le fascine. Il la trouve étonnamment "belle" même si certaines subtilités mathématiques lui empêchent d'accéder à une compréhension profonde du sujet. Il demande et obtient une bourse pour étudier les mathématiques à l'université de Bristol, lui permettant d'acquérir une formation de pointe en mathématiques, qui, elle, lui sera très utile.

En 1923, Dirac s'inscrit en doctorat à Cambridge, au département de recherche scientifique et industrielle, qui est à l'époque le coeur de la révolution quantique en marche. Il est fasciné par la beauté contenue dans les équations de la relativité générale mais, à son grand désarroi, son directeur de thèse Ralph Fowler l'invite plutôt à étudier la physique quantique.

Si, dans un premier temps, il semble manquer d'enthousiasme face à cette nouvelle vision du monde atomique, il va très vite développer un attrait pour cette théorie après la rencontre des travaux de Niels Bohr, Erwin Schrödinger et Werner Heisenberg. Concernant le formalisme développé par ce dernier, Dirac aura d'ailleurs ces mots: "La nature ne peut pas être si compliquée".

La recherche du "beau" et du "vrai"

C'est ainsi que Paul Dirac se lance, guidé par ce sens du "beau" qui le caractérise. En mai 1926, il soutient sa thèse au titre des plus succincts, Mécanique quantique, dans laquelle il y développe une nouvelle formulation mathématique de la mécanique quantique, connue sous le nom d'algèbre de Dirac. Ce travail d'avant-garde démontre élégamment que les deux formalismes de la physique quantique, formulés respectivement par Heisenberg et par Schrödinger, sont équivalents et décrivent donc la même réalité physique.


Dans une chambre à brouillard, le passage de particules se manifeste par des traînées de condensation. Ce cliché repère la trace laissée par le premier positron détecté.
Carl D. Anderson/Wikicommons

Après ce travail, il poursuit sa quête quasi mystique de recherche du "beau" et du "vrai" de la physique, il reprend la célèbre équation de Schrödinger qui décrit le mouvement des particules à l'échelle quantique. L'équation est certes "belle", mais, et c'est là son gros défaut, elle n'est pas relativiste: elle ne peut décrire des particules quantiques se déplaçant à des vitesses proches de celles de la lumière.

C'est sur ce problème que Dirac est saisi d'un heureux eurêka. En reformulant l'équation de Schrödinger, ses calculs laissent apparaître deux nouvelles notions. D'une part, les électrons semblent dotés d'une mystérieuse propriété: le spin. D'autre part, cette équation appelée maintenant "équation de Dirac" possède deux solutions: l'une avec une charge électrique négative, qui décrit un électron, et l'autre avec une charge positive ! Tout se passe comme si à chaque particule de l'univers était associé son double, une antiparticule, qui aurait exactement la même masse, mais une charge opposée.

Cette conséquence mathématique de l'équation de Dirac a subi moult critiques et a été rejetée par l'ensemble des physiciens de l'époque. Après des années faites de débats et d'efforts acharnés, Dirac cède à la "beauté" et au "vrai" de son équation et nomme la particule hypothétique d'énergie négative un "antiélectron".

En 1932, le physicien américain Carl David Anderson, alors qu'il étudiait le rayonnement cosmique, observe, grâce à une chambre à brouillard, une particule de charge opposée à celle de l'électron mais de masse bien inférieure à celle du proton, seule particule chargée positivement connue à l'époque. Cette particule marque la découverte de l'antimatière. À ce propos, Dirac dira plus tard: "Mon équation était plus intelligente que moi."

L'héritage de Dirac

Derrière lui, Dirac laisse un héritage considérable. Il est fréquemment cité comme l'un des scientifiques les plus influents de l'histoire de l'Angleterre. Son nom s'affiche sur une plaque commémorative de l'abbaye de Westminster, aux côtés d'Isaac Newton, de Charles Darwin ou de Stephen Hawking.


À la droite d'Albert Einstein (au centre) apparaît derrière lui Paul Dirac. Déjà en 1927, Dirac faisait figure de pionnier de la physique quantique.
Benjamin Couprie, Institut International de Physique de Solvay/Wikicommons

Il reste l'un des pères fondateurs de la physique quantique, peut-être la théorie qui a le mieux résisté à l'épreuve du temps et des remises en cause scientifiques. Les applications liées à son équation se comptent par centaines.

Ses apports ont été inestimables pour de nombreux champs de la physique. Nous détectons quotidiennement des antiparticules créées par des phénomènes comme le rayonnement cosmique, les éclairs ou la radioactivité naturelle. Ses propositions pour le formalisme de la physique quantique sont toujours abondamment utilisées en traitement du signal.

L'antimatière: de la physique théorique à la médecine

Nous savons aujourd'hui créer et stocker des positrons et des antiprotons. En médecine, la détection de positrons est utilisée pour scanner le corps humain, c'est la technique de la tomographie par émission de positron, ou PET-scan. En injectant dans le flux sanguin du patient des traceurs, des substances biologiques faiblement radioactifs qui se fixent au glucose, il est possible de détecter des tissus cancéreux, forts consommateurs de glucose. Lors de leur désintégration radioactive, ces traceurs émettent des positrons qui donnent de précieuses informations pour identifier la position de la tumeur.


Vue axiale du cerveau par tomographie à émission de positrons.
Jens Maus/Wikicommons

Le PET-scan permet ainsi de produire une image fonctionnelle de l'organisme en ciblant l'activité d'un organe précis. Les applications sont nombreuses: détection de petites tumeurs cancéreuses, de maladie cérébrale dégénérative comme Alzheimer ou d'éventuelles nécroses du tissu cardiaque après un infarctus.

Parti d'une recherche à mi-chemin entre mathématiques et esthétique, Paul Dirac a produit des résultats fondamentaux que la physique actuelle continue d'exploiter. Par sa quête du beau mathématique, il ouvrit un nouveau champ de compréhension de notre réalité. À l'occasion d'une conférence qu'il donna lorsqu'il reçut le prix James Scott, il déclara à ce propos: "Il devient de plus en plus évident que les formalismes que les mathématiciens trouvent les plus intéressants sont aussi ceux que la Nature a choisis pour elle-même."
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