Le satellite franco-amĂ©ricain SWOT vient d'Ă©tablir un nouveau record: 19,7 mĂštres, la plus grande hauteur de vague jamais mesurĂ©e dans l'ocĂ©an. Surtout, sa capacitĂ© unique Ă cartographier finement l'ocĂ©an permet de reconstituer les propriĂ©tĂ©s des vagues au coeur mĂȘme des tempĂȘtes, lĂ oĂč aucun instrument ne passe jamais. Une avancĂ©e majeure pour comprendre les phĂ©nomĂšnes extrĂȘmes et amĂ©liorer la sĂ©curitĂ© en mer.
Des vagues extrĂȘmes insaisissables
Les vagues ocĂ©aniques les plus spectaculaires naissent dans des conditions trĂšs particuliĂšres: lorsque les vents les plus forts d'une tempĂȘte se dĂ©placent exactement Ă la mĂȘme vitesse que les vagues elles-mĂȘmes. Cette synchronisation permet aux vagues de croĂźtre en hauteur et en longueur pendant plusieurs heures, concentrant une Ă©nergie phĂ©nomĂ©nale dans une zone de moins de 300 km de
diamÚtre. Puis cette énergie se disperse progressivement sous forme de houle à travers tout l'océan.
Une Ă©quipe internationale menĂ©e par des chercheurs CNRS Terre & Univers (voir encadrĂ©) a cataloguĂ© et classĂ© toutes les tempĂȘtes mondiales depuis 1991 en fonction de leurs vagues maximales. Si les modĂšles de prĂ©vision mĂ©tĂ©o prĂ©disent des hauteurs atteignant 23 mĂštres au large, les satellites altimĂ©triques qui se sont succĂ©dĂ© depuis 1992 n'ont jamais dĂ©passĂ© 18,5 mĂštres. La raison ? Ces instruments ne couvrent qu'une trĂšs petite portion de l'ocĂ©an et passent systĂ©matiquement Ă cĂŽtĂ© des zones les plus extrĂȘmes des tempĂȘtes, qui ne durent que quelques heures.
Rares images de mer trĂšs grosse, avec des creux de 10 Ă 12 m dans l'ocĂ©an Austral, le 9 avril 2018. Avec une hauteur maximale estimĂ©e Ă 12,8 m, cette tempĂȘte est la 4170á” du catalogue de tempĂȘtes 1991-2024.
© Benoit Stichelbaut
SWOT: voir l'invisible
Le satellite SWOT (Surface Water and Ocean Topography), lancé en décembre 2022, change la donne. Au-delà de la simple mesure de hauteur des altimÚtres classiques, SWOT cartographie le
niveau de la mer avec une résolution inédite de 250 mÚtres, permettant de "voir" les vagues individuelles et d'en mesurer simultanément la hauteur, la longueur et la direction.
MĂȘme lorsqu'il ne survole pas directement le coeur d'une tempĂȘte, SWOT capture la houle qui s'en Ă©chappe et se propage sur des milliers de kilomĂštres. Les chercheurs peuvent alors remonter Ă la source, comme on remonte un fleuve, et reconstituer les propriĂ©tĂ©s des vagues au moment de leur formation dans la tempĂȘte. Le 21 dĂ©cembre 2024, SWOT est passĂ© exceptionnellement prĂšs du cĆur de la tempĂȘte "Eddie" dans le Pacifique Nord: il a enregistrĂ© un nouveau record absolu avec une hauteur significative de 19,7 mĂštres, soit la plus haute vague jamais mesurĂ©e par un satellite depuis le dĂ©but des
observations spatiales en 1991. Cette valeur dépasse aussi tous les enregistrements réalisées par des bouées en mer.
La âcascade d'Ă©nergieâ rĂ©vĂ©lĂ©e
L'analyse de centaines de trajectoires de houle rĂ©vĂšle des dĂ©couvertes majeures. Les houles gĂ©nĂ©rĂ©es par Eddie ont atteint des longueurs de 400 Ă 1 600 mĂštres et ont Ă©tĂ© observĂ©es du Pacifique Nord jusqu'Ă l'Atlantique tropical. Ă 5 600 km de la tempĂȘte, SWOT a encore dĂ©tectĂ© des vagues de 1 360 m de longueur (correspondant Ă une pĂ©riode de 30 secondes) et seulement 6 cm de hauteur, Ă la limite de sa sensibilitĂ©.
La hauteur des vagues dĂ©croĂźt trĂšs rapidement avec la distance Ă la tempĂȘte, suivant une loi de puissance spectaculaire: proportionnelle Ă dâ»âč (oĂč d est la distance). Ce comportement confirme une thĂ©orie formulĂ©e en 1962 par le
physicien allemand Klaus HasselmannÂč: les vagues les plus Ă©nergĂ©tiques transfĂšrent une partie de leur Ă©nergie aux vagues lĂ©gĂšrement plus longues par interactions non-linĂ©aires Ă quatre ondes, crĂ©ant une vĂ©ritable "cascade d'Ă©nergie" qui permet aux vagues d'atteindre des hauteurs phĂ©nomĂ©nales. Pour la premiĂšre fois, cette cascade est observĂ©e pour des vagues aussi longues, jusqu'Ă 1,5 fois la pĂ©riode dominante de la tempĂȘte.
Schéma du fonctionnement de SWOT© NASA/JPL-Caltech.
Des impacts concrets
Ces découvertes ont conduit les chercheurs à corriger les formes spectrales empiriques utilisées depuis les années 1960 dans tous les modÚles de vagues. L'ancienne formulation surestimait d'un facteur 20 l'énergie des vagues les plus longues (entre 1,2 et 1,4 fois la période dominante). Cette
mise Ă jour va permettre d'amĂ©liorer les prĂ©visions mĂ©tĂ©orologiques marines et affiner notre connaissance des vagues extrĂȘmes, information cruciale pour la conception des infrastructures en mer et sur les cĂŽtes.
Et un aussi un enjeu de sĂ©curitĂ© majeur: la houle gĂ©nĂ©rĂ©e par la tempĂȘte Eddie a causĂ© victimes et dĂ©gĂąts considĂ©rables du Canada au PĂ©rou, Ă des milliers de kilomĂštres de son point d'origine. Ces observations ouvrent par ailleurs de nouvelles perspectives pour interprĂ©ter les signaux sismiques gĂ©nĂ©rĂ©s par les vagues ocĂ©aniques, enregistrĂ©s depuis plus d'un siĂšcle, avec des pĂ©riodes pouvant atteindre 26 secondes.
Note
Âč Klaus Hasselmann a reçu le Prix Nobel de Physique en 2021 pour ses contributions Ă la modĂ©lisation physique du climat terrestre et Ă la dĂ©tection du changement climatique d'origine humaine. Ses travaux sur les interactions non-linĂ©aires entre vagues ocĂ©aniques, formulĂ©s dĂšs 1962, constituent Ă©galement une contribution majeure Ă l'
océanographie physique.