La semaine dernière, nous étions restés au milieu des années 60. Cette semaine, nous allons voir de plus près un système qui avait 25 à 30 ans d'avance. Mais avant cela, revenons au contexte de l'époque.
L'informatique dans les années 60, c'est quoi ?
Dans cette série d'articles, nous parlons exclusivement d'ordinateurs équipés d'un clavier, d'un écran et souvent d'un outil de pointage (crayon optique / souris). Cependant, cela reste alors un luxe auquel seuls certains chercheurs ont droit. La plupart des ordinateurs de l'époque sont bien différents...
Dans les années 60, l'informatique entre dans les entreprises. Les ordinateurs sont alors de grosses machines qui comprennent le seul langage des bandes perforées et qui restituent au mieux les résultats sur papier, en mode texte. Ils peuvent cependant stocker des données en masse sur des bandes magnétiques voire, dans de rares cas, sur des disques durs sous cloche.
Pour le grand public, l'ordinateur reste une machine mystérieuse dont l'existence n'est révélée qu'à travers la presse ou les médias. En 1968, le film "Le gendarme se marie" sort sur les écrans au cinéma. Dans ce film, un ordinateur joue un rôle important dans la scène où Louis de Funès et Jean Girault reçoivent les résultats d'un examen. Cet ordinateur correspond bien à l'idée que s'en fait alors le public et la presse et, hormis les lumières de couleurs vives, la machine n'est pas si loin de la réalité.
Représentation d'un ordinateur, extrait du film "Le gendarme se marie" en 1968
Vers un système d'information interactif: la souris et le NLS (oN-Line System)
C'est à Douglas Engelbart que l'on doit les avancées suivantes en matière d'interfaces ergonomiques pour ordinateurs. Il est notamment le créateur de la souris et l'un des inventeurs des liens hypertextes. Du milieu des années 60 au début des années 70, il travaille avec une équipe de chercheurs au sein de la Standford Research Institute et en collaboration avec l'Augmentation Research Center. Il met au point avec son équipe le système NLS.
Il s'agit d'un système fortement inspiré des études réalisées Vannevar Bush autour du Memex. Ce système comprend une interface multi-vues connectée à un ensemble d'ordinateurs reliés en réseau. Le tout permettait de gérer un ensemble de documents pouvant être reliés entre eux avec des liens hypertextes. Il s'agissait d'un système proche d'une sorte d'un "mini-internet", il faut dire que le NLS était conçu pour être déployé à travers ARPANET (Advanced Research Projects Agency Network), l'ancêtre d'Internet.
Il fut présenté le 9 décembre 1968 lors de ce qui est souvent considéré comme la toute première démonstration d'un logiciel. A une époque où la plupart des ordinateurs ne comprennent que le langage des rubans perforés, la conférence tenue par Douglas Engelbart et certains de ses collaborateurs semble incroyablement proche d'une démonstration informatique actuelle. Lors de cette démonstration, le chercheur va montrer comment son système permet de naviguer entre plusieurs documents grâce à une souris et faire d'autres démonstrations comme l'envoi d'un mail. Le public de la conférence voyait pour la première fois des gestes que dorénavant nous sommes des millions à reproduire tous les jours avec nos ordinateurs connectés à Internet.
Quels sont donc les éléments du NLS ?
La Souris
Si l'idée d'un système de pointage pour la sélection et la modification d'éléments à l'écran était déjà présente sur le Sketchpad de 1963, Donglas Engelbart va inventer le périphérique universel que nous utilisons encore de nos jours: la Souris. Il s'agit alors d'un petit boîtier en bois posé sur deux roulettes: une pour les déplacements verticaux, l'autre pour les déplacement horizontaux. Un pointeur à l'écran retransmet fidèlement les déplacements captés par les roulettes.
La première souris avait un bouton, mais celle du NLS en avait déjà 3, en 1968
Le clavier manuel 5 touches (chord keyset)
Ce clavier avait pour but de remplacer le clavier "QWERTY" ou "AZERTY" venant des machines à écrire. Cet outil avait comme principal avantage d'avoir exactement une touche pour chaque doigt de l'utilisateur. En revanche, l'apprentissage de ce petit appareil était extrêmement long et complexe.
Le chord keyset s'utilise avec un code binaire sur 5 "digits"
Un pupitre clavier 5 touches – clavier classique – souris
Un poste de travail du NLS est relativement moderne, Donglas Engelbart avait imaginé une console composée de son mini clavier manuel, d'un clavier classique et d'une souris. Son poste de travail était complété par un écran. A l'exception du clavier 5 touches, le poste de travail selon Engelbart est très proche de ce que nous utilisons actuellement.
Le pupitre du NLS
Système de gestion de documents
Le NLS permet de trier des documents par catégorie. L'utilisateur peut accéder à une arborescence thématique où il accède ensuite aux fichiers. Cette arborescence peut être directement mise à jour, soit en la modifiant, soit en ajoutant de nouveaux documents
Navigation entre fichiers
Que ce soit à travers l'arborescence thématique ou en suivant un lien hypertexte, un utilisateur peut avoir plusieurs vues sur plusieurs objets ouverts à la fois. Il peut ainsi revenir en arrière, naviguer rapidement entre plusieurs fichiers ouverts. Cependant, il ne s'agit pas encore d'un système où les fenêtres apparaissent graphiquement.
Système collaboratif
Le NLS regroupait un certain nombre de fonctionnalités permettant la collaboration en ligne. Le plus basique était un système d'envoi et de réception de mails. Les plus élaborés permettaient à plusieurs utilisateurs d'intervenir directement sur le même document.
Les apports de l'interface du NLS:
- première interface efficace pour gérer des informations en ligne
- utilisation d'une souris
- environnement multi-vue (mais pas de vraies fenêtres graphiques)
- navigation entre textes à l'aide d'un simple "clic"
- modification directe de fichiers et schémas (pas de réelle mise en forme)
et après ?
Nous sommes à la fin des années 60. Parallèlement aux travaux que nous venons de voir, d'autres avancées technologiques majeures ont lieu. 1969 est connue pour la naissance d'ARPANET, qui deviendra Internet. La même année, un nouveau système d'exploitation fait son apparition, il se nomme UNIX.
Et le NLS ? Lorsque Douglas Engelbart présente son système il ne s'agit nullement d'une vision futuriste pour l'an 2000 ou au-delà. Bien au contraire, il espère voir son système être rapidement déployé à travers ARPANET et ainsi voir se former des communautés de chercheurs construire des bases d'informations communes. Il n'en sera rien.
Au sein de l'Augmentation Research Center, des différences de points de vue commencent à se transformer en dissensions. Ces problèmes vont même se transformer en conflits plus ou moins générationnels entre les anciens et les plus jeunes. Ce sont plus précisément deux points qui posent problème:
- le premier concerne l'interface et plus précisément le clavier 5 touches. Les critiques concernent essentiellement sa complexité d'apprentissage. Douglas Engelbart privilégie l'efficacité de l'outil à sa facilité d'adoption par l'utilisateur. Les jeunes chercheurs désiraient que l'outil soit avant tout accessible au plus grand nombre.
- Le second concerne la centralisation des informations. Dans le NLS, toutes les informations sont centralisées en un seul endroit. Les jeunes chercheurs se méfiaient alors du trop grand contrôle qu'un pouvoir central pouvait exercer sur ces informations. Ils préféraient un modèle basé sur des ordinateurs personnelles où chaque utilisateur aurait une liberté totale sur les fichiers de son poste de travail. Cependant, en 1969 et 1970, un ordinateur reste un objet très cher, et cette vision d'un ordinateur personnel complet par utilisateur n'est alors guère réaliste à court terme.
A la même époque, Xerox, une entreprise spécialisée dans le matériel d'imprimerie, recherche des cerveaux pour mettre au point des ordinateurs destinés aux métiers de l'édition. Elle fonde en 1970 l'institut de recherche Xerox PARC. Plusieurs chercheurs travaillant pour Douglas Engelbart et en désaccord avec ce dernier vont rejoindre ce nouvel institut de recherche et y accomplir de nouvelles avancées dont nous profitons encore. Mais de cela, nous en parlerons la semaine prochaine...
Voir aussi les autres parties:
Le Mac a 25 ans, l'aventure des interfaces graphiques (partie 1) lien
L'aventure des interfaces graphiques (partie 2) lien
L'aventure des interfaces graphiques (partie 4) lien
L'aventure des interfaces graphiques (partie 5) lien
L'aventure des interfaces graphiques (partie 6) lien
L'aventure des interfaces graphiques (partie 7) lien
L'aventure des interfaces graphiques (partie 8) lien
L'aventure des interfaces graphiques (partie 9) lien