Les montagnes jeunes en zone tropicale, telles l'Himalaya, subissent une érosion intense qui tend à appauvrir l'atmosphère en dioxyde de carbone. À partir d'un bilan géochimique couvrant l'ensemble du bassin de l'Himalaya, depuis la source, les formations himalayennes, jusqu'au lieu de dépôt ultime des sédiments en baie du Bengale (océan Indien), des chercheurs de Nancy et Paris ont pu quantifier ces mécanismes et mieux en appréhender l'efficacité.
Les taux d'érosion élevés de l'Himalaya provoquent un transport massif de débris organiques entraînés par les grands fleuves puis rapidement enfouis dans l'océan Indien. Ce phénomène stocke du carbone dans un réservoir naturel géologique qu'est un bassin océanique. Publiés dans Nature le 15 novembre (1), ces travaux illustrent le rôle de l'érosion dans le cycle du carbone et la régulation à long terme du climat. Sur des échelles de temps de quelques dizaines de millions d'années, l'érosion des chaînes de montagne contribue ainsi à refroidir le climat.
Le Brahmapoutre au Banglasdeh
Le climat global de la Terre est largement gouverné par la quantité de gaz à effet de serre présent dans l'atmosphère. En dehors des perturbations intenses que nous connaissons actuellement par l'injection massive de CO2 dans l'atmosphère, à long terme, le cycle du carbone est contrôlé par l'équilibre entre un apport continu de CO2 lié à l'activité volcanique et une consommation de CO2 par le cycle biochimique. L'érosion continentale agit directement sur le cycle biochimique en transférant des éléments nutritifs et calcifiants aux océans et en entraînant avec le flux sédimentaire des débris organiques qui, accumulés dans les sédiments océaniques, sont stockés sur des échelles de temps géologiques. Ces accumulations sédimentaires de matières organiques sont d'ailleurs à l'origine des dépôts d'hydrocarbures que nous brûlons actuellement à un rythme élevé. Sur le très long terme, l'érosion continentale joue un rôle prépondérant dans la consommation de CO2 atmosphérique et participe donc à la régulation du climat de la Terre.
Si les principes de ces processus et leur effet sur le cycle du carbone sont connus depuis le 19ème siècle, les flux mis en jeu et l'efficacité des processus restent largement méconnus. Dans le cas de l'Amazone, qui est le grand fleuve le mieux étudié, la majeure partie de la matière organique transportée à l'océan est ré-oxydée avant d'être enfouie, réduisant ainsi l'efficacité de l'érosion en terme de consommation de CO2. Quantifier ces processus à l'échelle de grands bassins continentaux est complexe car il est nécessaire de prendre en compte l'ensemble du cycle d'érosion. Sur le système himalayen, une approche de bilan géochimique a été mise en oeuvre depuis la source, c'est-à-dire les roches himalayennes, jusqu'au puits ultime que sont les sédiments de la baie du Bengale.
L'Himalaya: exemple d'un bassin soumis à une érosion physique intense
Les bassins montagneux jouent un rôle prépondérant dans le cycle du carbone. Ils concentrent sur une surface continentale modeste l'essentiel du flux continent-océan, et en particulier le flux sédimentaire. À l'échelle des temps géologiques, les variations d'intensité de l'érosion continentale pourraient être à l'origine des grandes fluctuations climatiques terrestres. Ainsi, la surrection de l'ensemble Himalaya-Tibet et le flux accru d'érosion continentale qui en découle depuis une trentaine de millions d'années pourrait être à l'origine de la phase glaciaire que connaît la Terre depuis l'Oligocène.
Quantifier la consommation de CO2 atmosphérique par enfouissement de carbone organique en Himalaya a nécessité la prise en compte de l'ensemble du cycle d'érosion. Ceci débute avec la composition des roches érodées qui peuvent contenir du carbone fossile, cela se poursuit par la caractérisation des sédiments transportés par les rivières et l'estimation des flux associés, et enfin se termine par la description des accumulations sédimentaires à l'exutoire du bassin.
Cette étude repose sur des échantillonnages réalisés au Népal, en Inde et au Bangladesh ainsi qu'en Baie du Bengale. La mesure du flux de sédiment fut délicate car les grands fleuves tropicaux sont des milieux difficiles à approcher. Leur échelle est impressionnante: des rivières de plus de 10 km de large au Bangladesh, des vitesses de courant supérieures à 2 m/s et un flux particulaire excédant 1 milliard de tonnes par an. Pour le représenter, il faut imaginer un convoi annuel de camions de sable qui s'étendrait sur une fois et demi la distance Terre-Lune.
Rivière et érosion physique au Népal
La difficulté à décrire ces rivières vient aussi de la forte hétérogénéité des sédiments. La composition minéralogique et chimique des sédiments ainsi que leur teneur en carbone organique sont fortement variables dans une section donnée de la rivière. Cela résulte principalement de la ségrégation des particules au cours du transport sous l'effet de gradients hydro-dynamiques. Pour prendre en compte cette hétérogénéité, des échantillonnages de sédiment le long de profils en profondeur ont été réalisés et pour la première fois couplés de manière systématique aux données géochimiques. Enfin, les conditions climatiques concentrent l'essentiel du flux sédimentaire durant la période de mousson et les échantillonnages ont donc été réalisés durant cette période de fortes précipitations et d'inondations au Bangladesh.
Les échantillonnages détaillés font apparaître une forte dépendance de la teneur en matière organique aux propriétés sédimentologiques, chimiques et minéralogiques des sédiments. Les sédiments de surface, fins et argileux concentrant plus de matière organique que les sédiments grossiers et siliceux de la profondeur. Intégrer cette variabilité à permis d'obtenir une estimation plus juste des flux de carbone organique associés à l'érosion himalayenne: autour de 4 x 1011 mol/an de carbone. Il a fallu ensuite estimer la part de carbone organique fossile issue des roches himalayennes car celui-ci ne contribue pas à la consommation de CO2.
Les observations par spectroscopie Raman et par microscopie électronique à transmission réalisées à l'ENS de Paris révèlent la présence de ce carbone fossile dans les sédiments de rivière ainsi que dans les sédiments océaniques. Les mesures de teneur en 14C, réalisées sur le spectromètre à accélérateur "Artemise" de Gif sur Yvette, permettent d'estimer la proportion de ce carbone fossile hérité des roches sources. Les données obtenues montrent que la teneur en carbone organique est multipliée par 10 de la roche source himalayenne moyenne au sédiment moyen délivré à l'océan Indien. Cette nouvelle matière organique est composée de débris végétaux "piégés" lors du dépôt des sédiments dans la plaine d'inondation ainsi que de matière organique contenue dans les sols de la plaine. Les campagnes d'exploration océanographique engagées par le BGR avec le navire de recherche allemand RV-Sonne ont permis un échantillonnage unique des sédiments déposés dans la baie du Bengale. La comparaison de ces sédiments marins avec ceux transportés par le Gange et le Brahmapoutre démontrent leur parenté. Les biomarqueurs organiques et isotopiques analysés au CRPG et au G2R de Nancy montrent de plus que la matière organique enfouie dans le bassin océanique est identique à celle des rivières sans apport significatif de matière organique marine.
Plus surprenant, la teneur en matière organique est la même que celle des sédiments de rivière. Cela implique une préservation quasi totale de la matière organique transportée. Sur ce point l'exemple himalayen diverge radicalement du modèle amazonien pour lequel environ 70% de la matière organique est oxydée dans l'océan. Les causes de cette différence majeure restent à préciser. Dans le détail, la vitesse d'enfouissement très élevée en raison de l'intensité du flux particulaire, la géométrie fermée de la baie du Bengale qui favorise des conditions anoxiques et probablement le mode d'association de la matière organique aux phases minérales concourent à la préservation exceptionnelle du carbone organique dans le système himalayen. En tout état de cause, l'érosion physique très intense de la chaîne himalayenne joue un rôle prépondérant.
Cette étude du système himalayen montre la spécificité des bassins montagneux à forte érosion physique vis-à-vis du cycle du carbone. Par l'intensité du flux particulaire, ces bassins favorisent l'exportation et l'enfouissement de matière organique des sols et contribuent ainsi a "pomper" le CO2 de l'atmosphère. À travers cette boucle organique du cycle du carbone, la tectonique qui engendre les orogènes et leur érosion tend, sur des périodes qui s'étendent sur plusieurs dizaines de millions d'années, à appauvrir l'atmosphère en CO2 et donc à refroidir le climat.
Valier Galy et son échantillonneur de sédiments de rivières
(1) Article: Efficient organic carbon burial in the Bengal fan sustained by the Himalayan erosional system. Valier Galy, Christian France-Lanord, Olivier Beyssac, Pierre Faure, Hermann Kudrass & Fabien Palhol. Nature. 15 novembre 2007.