Le Japon place les femmes devant un choix déchirant: travailler ou avoir des enfants.
Le Japon est le premier pays au monde dont la population totale a commencé à décliner. Avec un taux de fécondité de 1,39 enfant par femme en 2010, que se passe-t-il donc au pays du soleil levant pour que les femmes aient si peu d'enfants ? Valérie Harvey a sondé cette question tout au long de sa maîtrise en sociologie, curieuse de savoir quels étaient les freins au désir d'enfant dans ce pays. En interviewant une vingtaine de Japonaises, elle a découvert que la
pression sociale exercée sur les femmes et le rôle sexuel bien défini qu'on leur assigne en découragent plusieurs de fonder une famille. "Dans une société rigide et homogène comme celle du Japon, certaines femmes se ménagent un espace de liberté", estime-t-elle en donnant l'exemple des femmes sans enfant qu'elle a interrogées, qui sortaient et voyageaient beaucoup.
Le Japon est un pays de paradoxe: son train de vie moderne, son économie de marché et ses habitants hautement scolarisés n'en font pas moins une société qui exige des femmes le sacrifice de leur personne une fois devenues mères, comme dans les années 1950. On attend d'elles qu'elles restent à la
maison pour veiller au
bien-être et à l'éducation des enfants en vertu de l'amae, ce lien supposément unique qui relie la mère et son enfant. Résultat: 40 % des femmes se retirent encore du marché du travail à la naissance du premier enfant et seulement 22 % des mères d'un enfant d'âge préscolaire continuent d'exercer l'emploi qu'elles occupaient avant qu'il vienne au
monde.
Bourreaux de travail
D'après Valérie Harvey, la conciliation travail-famille est presque impossible au Japon. Notamment parce que les entreprises exigent souvent un dévouement exemplaire de la part des employés. Si, théoriquement, la semaine de travail est passée de 48 à 40 heures en 1992, cela n'a rien changé dans les faits puisque les heures supplémentaires non payées, elles, ont augmenté. Il n'est donc pas rare de voir des employés travailler de 50 à 60 heures par semaine et ne prendre qu'une seule journée de congé par semaine.
Peu portées sur la flexibilité des horaires, les entreprises japonaises s'attendent à ce qu'une femme qui attend un enfant démissionne pour rester à la maison. Pour changer les mentalités et augmenter la natalité, l'État japonais a donc mis en place de timides mesures natalistes dès 1979 devenues plus généreuses avec le temps. Ces mesures non coercitives n'ont cependant donné que de maigres résultats, et plusieurs entreprises ont engagé moins de femmes à temps plein, craignant qu'elles ne quittent leur emploi lors d'un congé maternel. Tout de même, 61,7 % des femmes, en 2009, ont fait usage de ce congé maternel lorsqu'il était offert, alors que seulement un maigre 1,56 % des pères se sont prévalu du congé paternel.
Moi Tarzan, toi Jane
Au Japon, les rôles sexuels sont très compartimentés et gare à l'homme qui voudra y déroger: on le suspectera alors de manquer de virilité. "Il y a bien des hommes qui voudraient s'occuper de leurs enfants, assure Valérie Harvey, mais c'est très mal vu." De tous les pays de l'OCDE, il semble d'ailleurs que ce soit les hommes japonais qui consacrent le moins de temps aux tâches ménagères (1
heure par jour) et aux soins des enfants (33
minutes par jour). On peut dès lors imaginer la somme de travail considérable qui échoit à la mère qui travaille, sans parler du casse-tête que posent les garderies (hoiken) peu nombreuses, onéreuses et qui, le plus souvent, ferment aussi tôt que 14 h.
"Ne pas avoir d'enfant, c'est une façon pour les Japonaises de conserver un peu de liberté, mais ça ne va pas sans sacrifice", conclut l'étudiante aujourd'hui au doctorat. Mère depuis peu après maintes tergiversations, Valérie Harvey reste marquée par ce pays qui sait si bien allier modernité et tradition, mais qui a tant à faire pour permettre aux femmes de s'épanouir à la fois au travail et dans la maternité.