Le langage du travail contamine le discours des parents

Publié par Isabelle,
Source: Marie Lambert-Chan - Université de MontréalAutres langues:
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Il n'est pas rare d'entendre des pères et des mères dire qu'ils doivent "gérer" l'horaire de leurs enfants et veiller à ce que ces derniers "performent" bien à l'école; qu'ils "investissent" dans l'avenir de leur progéniture; qu'ils ne se sentent pas toujours à la hauteur dans leur "job" de parents.

Le langage du monde du travail, constate Valérie Besner, nouvelle diplômée de la maitrise en sociologie, contamine l'univers familial. "Les vocabulaires du travail et de l'éducation se juxtaposent dans le discours des parents", observe celle qui s'est questionnée dans son mémoire sur les liens entre la manière dont les parents envisagent le parcours de leurs enfants et leur propre expérience au travail.

L'auteur de cette recherche a réalisé des entrevues avec 13 parents d'enfants de moins de cinq ans. Sa conclusion: ils utilisent fréquemment les termes "performance", "rentabilisation", "objectifs" et "gestion" quand ils parlent d'éducation.

Les parents rencontrés ont divers rapports avec le marché du travail. Certains sont capables de ne plus penser à leur gagne-pain une fois à la maison, d'autres sont tiraillés entre leur emploi, leur famille et leur vie personnelle, et d'autres encore trouvent la conciliation travail-famille exigeante mais possible en raison de leur organisation de la maisonnée. Malgré leurs visions différentes, tous empruntent d'une quelconque façon des termes propres au monde du travail.

Jean*, un père qui est plutôt détaché de son emploi quand il a les pieds chez lui, évoque le jeu comme un devoir. "Qu'est-ce que c'est, pour moi, l'enfance? C'est un terrain de jeu. Si ma fille a une responsabilité, c'est de jouer."

Pour Jocelyne*, éprouvée par la conciliation travail-famille, le centre de la petite enfance que fréquente sa fillette semble être "l'emploi" de l'enfant. Quand on la questionne sur le bilan de son enfant au service de garde, elle répond: "Pourquoi c'est important pour moi? Je ne sais pas. [...] Peut-être par souci de performance. Mais je te dis ça et je trouve l'explication ridicule. Il n'y a pas de souci de performance. C'est une enfant. Mais peut-être que moi, je transpose des soucis que je vis au travail en disant que pour elle, c'est son emploi, donc qu'il faut qu'elle performe."

Valérie Besner signale que ce phénomène proviendrait d'une obligation de performance qui touche toutes les sphères de la société. "Avant, il suffisait d'avoir un enfant pour être jugé, de fait, un parent compétent, alors qu'aujourd'hui ce n'est plus le cas", dit celle dont le mémoire a été dirigé par le professeur Christopher McAll.

Ainsi, les parents sont toujours jugés à l'aune du développement de leurs enfants. "La pression exercée sur eux est énorme, car la trajectoire déviante ou les difficultés que vivra un enfant sont considérées comme un échec directement attribuable à ses parents, à leurs problèmes d'adaptation ou à leurs troubles psychosociaux", résume-t-elle.


Valérie Besner
Une enfance à réussir

Selon le gouvernement et divers experts, l'enfant doit être stimulé dès ses premières années de vie afin de maximiser ses chances de réussir à l'école, puis sur le marché du travail. La carrière, en effet, est un élément essentiel à l'épanouissement personnel. "Cette idée est largement véhiculée dans notre société, à commencer par l'État", affirme Valérie Besner.

Elle ajoute que plusieurs parents interviewés veulent inculquer à leurs enfants des valeurs propres au monde du travail, comme la vaillance, l'effort et le don de soi. Ils espèrent que leurs rejetons pourront trouver un emploi et "faire de l'argent" afin de bien intégrer la société. "On vit dans un monde capitaliste [...] il faut que tu aies du cash", justifie l'un d'eux.

Pour leur assurer le meilleur avenir possible, ils n'hésitent pas à inscrire leurs petits à une ou plusieurs activités à l'extérieur de la garderie. Ceux qui ne l'ont pas fait y songent sérieusement. Les enfants doivent être "occupés", indiquent certains, pour se développer. "Plusieurs déclarent qu'après l'âge de deux ans il faut passer aux choses "sérieuses"", souligne Mme Besner. Bref, l'enfance doit de plus en plus être une période "productive".

La nouvelle diplômée évite de juger cette perception de l'éducation. Elle constate cependant que cette façon de faire épuise bien des parents. "On cherche à les guider dans la conciliation travail-famille, mais pas à comprendre réellement leurs besoins et leurs valeurs. Je suis simplement heureuse d'avoir pu leur donner une voix avec ma recherche", mentionne-t-elle.

* Les prénoms ont été changés.
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