Combinant une double "loupe" naturelle avec la puissance du Très Grand Télescope (Very Large Telescope) de l'Observatoire européen austral (European Southern Observatory - ESO), des astronomes ont sondé les parties intérieures du disque d'accrétion tournant autour d'un trou noir supermassif situé à 10 milliards d'années-lumière de la Terre. Ils ont ainsi pu étudier ce disque avec un niveau de détail 1000 fois supérieur aux capacités actuelles des plus grands télescopes, fournissant la première confirmation observationnelle des modèles théoriques décrivant de tels disques.
L'équipe composée d'astronomes européens et américains a étudié la "Croix d'Einstein", un mirage cosmique célèbre. Cette configuration cruciforme se compose de quatre images d'une unique et même source très éloignée. La formation de ces images multiples est due à l'effet de lentille gravitationnelle causé par une galaxie spirale se trouvant entre la source et la Terre. Cet effet a été prédit par Albert Einstein sur la base de sa théorie de relativité générale. Dans la Croix d'Einstein, la source lumineuse est un quasar situé à approximativement 10 milliards d'années-lumière de la Terre, tandis que la galaxie au premier plan est environ 10 fois plus proche. La lumière du quasar est défléchie et amplifiée par le champ gravitationnel de la galaxie provoquant l'effet de lentille gravitationnelle.
Cet effet, connu sous le nom de "macrolentille" dans lequel une galaxie joue le rôle d'une loupe cosmique ou d'un formidable télescope naturel, s'avère très utile en astronomie parce qu'il permet d'observer des objets éloignés qui seraient autrement trop faibles ou trop petits pour être observés avec les télescopes actuellement disponibles. "La combinaison de cet effet d'amplification avec l'utilisation d'un grand télescope nous fournit des détails d'une précision inédite", explique Frédéric Courbin, astrophysicien à l'EPFL et chef du projet ESO VLT consacré à l'étude de la Croix d'Einstein.
En plus de l'effet de macrolentille induit par la galaxie, une amplification supplémentaire est produite par les étoiles individuelles situées dans cette galaxie. Ces étoiles agissent comme de petites loupes secondaires, provoquant une seconde amplification basée sur le même principe que l'effet de macrolentille, mais sur une échelle plus petite. Puisque les étoiles sont beaucoup plus petites que les galaxies, on les nomme "microlentilles". En outre, comme les étoiles se déplacent dans la galaxie, l'intensité de l'effet des microlentilles varie au cours du temps. Vue de la Terre, la luminosité des images du quasar (4 dans le cas de la Croix d'Einstein) clignotent autour d'une valeur moyenne, à cause de l'effet combiné de ces microlentilles. La taille de la région amplifiée par ces étoiles-microlentilles est de l'ordre de quelques jours-lumière, c'est-à-dire comparable à la taille du disque d'accrétion du quasar.
L'effet des microlentilles affecte les diverses régions d'émission du disque de différentes manières, selon leur taille. Les régions de plus petite taille sont plus amplifiées que les régions plus étendues. Or les petites et les grandes régions ont des couleurs (c'est-à-dire des températures) différentes. L'effet des microlentilles est donc de produire des variations de couleur des images du quasar, en plus des variations de luminosité. En observant en détail ces variations pendant plusieurs années, il est possible de mesurer comment la matière et l'énergie sont distribuées autour du trou noir supermassif qui réside au coeur du quasar.
C'est exactement ce qu'ont fait les astronomes à l'aide du VLT de l'ESO. Ils ont observé la Croix d'Einstein trois fois par mois pendant trois ans, relevant tous les changements de luminosité et de couleur des quatre images du quasar.
"Grâce à ces données exceptionnelles, nous avons pu prouver que le rayonnement le plus énergique est émis dans la région centrale située à un jour-lumière du trou noir supermassif. En outre, nous avons pu démontrer que l'énergie diminue en fonction de la distance au trou noir presque exactement comme le prédit la théorie", dit Alexander Eigenbrod, qui a accompli l'analyse des données.
L'utilisation des effets de macro- et microlentilles, ajouté à l'oeil géant du VLT, ont permis aux astronomes de sonder des régions sur des échelles aussi petites qu'un millionième de seconde d'arc. Cela correspond à la taille d'une pièce de monnaie d'un franc vue à une distance de 2 millions de kilomètres, c'est-à-dire, environ 5 fois la distance Terre - Lune ! "C'est 1000 fois mieux que ce qui peut être réalisé avec n'importe quel télescope existant en utilisant les techniques traditionnelles", ajoute F. Courbin.
La mesure de la distribution de l'énergie autour du trou noir central est un exploit unique. Diverses théories existent pour expliquer la formation et l'accrétion des quasars, et chacune prévoit un profil d'énergie différent. Jusqu'ici, aucune observation directe et indépendante des modèles théoriques n'a permis aux scientifiques de valider ou d'infirmer l'une ou l'autre de ces théories, en particulier en ce qui concerne les régions centrales du quasar. "Les nouvelles observations de la Croix d'Einstein obtenues avec le VLT favorisent clairement un modèle dans lequel le quasar est actionné par la rotation du trou noir central", conclut Georges Meylan, professeur d'astrophysique et directeur du laboratoire d'astrophysique de l'EPFL.
L'équipe est composée de Frédéric Courbin, Alexander Eigenbrod et Georges Meylan de l'EPFL; Dominique Sluse, Robert Schmidt, Timo Anguita, et Joachim Wambsganss de l'Astronomisches Rechen-Institut, Heidelberg (Allemagne), et d'Eric Agol de l'University of Washington, Seattle (Etats-Unis).