Par Catherine Lenne, Enseignante-chercheuse en Biologie végétale, Université Clermont Auvergne (UCA)
"L'arbre qui a survécu à Hiroshima", "arbre préhistorique", "fossile vivant"... On a pu affubler le Gingko biloba de nombreux qualificatifs, pas toujours vrais, et qui occultent une des plus grandes spécificités de cet arbre: sa vie sexuelle sans pareille.
Fourni par l'auteur
C'est un arbre qui détonne, dans nos parcs et nos jardins. Ses petites feuilles bilobées qui jaunissent à l'automne sont pourvues d'une nervation curieuse, en éventail, unique dans le monde des arbres. Elles permettent d'ailleurs de l'identifier au premier coup d'oeil: c'est le Ginkgo biloba, un arbre qui sort de l'ordinaire et qui fascine depuis longtemps à cause de ses nombreuses bizarreries.
Un arbre préhistorique ?
La première est de taille: le ginkgo est unique sur la planète ! Appartenant à une très ancienne famille de plantes vieille de 270 millions d'années, les Ginkgoales, il en est l'unique et dernier représentant vivant actuel. De plus, il ressemble trait pour trait à ses lointains cousins disparus et fossilisés, et ce de manière si conforme qu'on a cru longtemps qu'il était resté inchangé pendant des millions d'années, comme si le temps et l'évolution n'avaient eu aucune prise sur lui. Darwin a inventé le concept de "fossile vivant" pour désigner ces êtres immuables et les médias d'aujourd'hui perpétuent cette idée en qualifiant le ginkgo d'"arbre préhistorique".
Une idée fausse, bien sûr, la notion de fossile vivant étant un non-sens, puisqu'un fossile est par définition un organisme mort dont les structures organiques se sont conservées par minéralisation. Le ginkgo a bel et bien évolué comme toute espèce vivante mais cela ne se voit pas au premier coup d'oeil. Scientifiquement parlant, cet arbre est une espèce relique et sa forme apparemment inchangée au cours du temps est dite panchronique.
L'arbre qui a survécu à la bombe atomique, mais pas le seul
Deuxièmement, le ginkgo a une réputation d'arbre "increvable". Il est effectivement exceptionnellement résistant aux maladies et à la pollution et ces capacités hors normes participent à expliquer sa longévité dépassant aisément les 1000 ans et plus, dans son aire naturelle. Mais il n'est pas le seul sur le podium des arbres qui atteignent des âges canoniques. Le chêne peut lui aussi atteindre le millénaire, l'olivier plusieurs et certains pins des Rocheuses américaines (les pins Bristlecone), nés avant les pyramides d'Égypte, détiennent le record mondial d'arbres les plus vieux du monde, homologué à plus de 5800 ans.
La réputation d'immortalité du ginkgo est renforcée par le fait qu'il a survécu à la bombe atomique qui a pulvérisé la ville d'Hiroshima, le 6 août 1945. Il n'est pourtant pas le seul arbre rescapé de l'apocalypse ce jour-là. Une vingtaine d'autres arbres comme des ailantes, saules, eucalyptus, catalpa et d'autres, encore plus proches de l'épicentre que lui, ont également ressuscité, en fabriquant de leurs souches calcinées des rejets vigoureux après la catastrophe mais bizarrement, la mémoire populaire n'a retenu que lui.
Cette étiquette de "super-héros" un peu surfaite masque finalement les vraies raisons qui font que le ginkgo est bien un arbre à part, et parmi celles-ci, sa sexualité hors du commun. Contrairement aux feuillus ou conifères, et à l'instar des oiseaux, le ginkgo est un arbre qui pond des "œufs".
Des gingkos mâles et des gingkos femelles
L'ensemble de sa vie sexuelle est en fait des plus originales. D'abord, car c'est une espèce dioïque, c'est-à-dire dont les sexes sont séparés. Il y a donc des ginkgos mâles et des ginkgos femelles. C'est plutôt rare chez les arbres (seulement 6 % des plantes à fleurs), même si cette séparation des sexes n'est pas propre au ginkgo, existant aussi chez des feuillus comme les peupliers, les saules, le houx, etc, et chez quelques essences de conifères comme les ifs. La règle générale chez les arbres est bien la monoécie, pour laquelle les sexes mâle et femelle sont portés par le même individu, sous forme de cônes chez les conifères ou sous forme de fleurs chez les feuillus.
Pour rappel, dans ces cas majoritaires, les étamines présentes dans les cônes mâles ou dans les fleurs fabriquent les grains de pollen qui transportent les cellules sexuelles mâles (les spermatozoïdes) vers les organes femelles. Ceux-ci sont les ovules, sortes de boites contenant et protégeant les cellules sexuelles femelles (les oosphères) et ils sont portés par les écailles des cônes femelles ou bien ils sont enfermés dans le ventre du pistil d'une fleur. Le comportement sexuel du ginkgo se distingue donc de celui de la majorité des autres arbres.
Un ovule nu parfumé à l'acide butyrique
Ensuite, les organes sexuels du ginkgo sont plutôt inhabituels. Les étamines productrices de pollen sont rassemblées dans une sorte d'épi minuscule que l'on nomme chaton parce qu'il ressemble à la queue d'un chat. Cette organisation est comparable à celle des cônes mâles des conifères ou même aux fleurs mâles de beaucoup de feuillus. Pensez par exemple aux chatons dorés et pendants des saules ou des noisetiers au printemps. Du côté mâle, donc, l'originalité est faible.
Par contre, les organes sexuels femelles ne sont ni des cônes ni des fleurs, mais d'énormes boules jaunes et charnues, pendantes au bout de longs pédoncules comme de grosses mirabelles sur un prunier. À l'automne, elles tombent au sol et y pourrissent, dégageant de l'acide butyrique à l'odeur puissante et désagréable, à mi-chemin entre le vomi et le beurre rance. Impossible de se méprendre alors sur l'identité du ginkgo femelle, l'identification est olfactive et inoubliable !
Fourni par l'auteur
Ces boules puantes automnales sont les "fruits" du ginkgo mais cette formulation est botaniquement incorrecte. Car un fruit est le résultat de la transformation d'une fleur après sa fécondation, et comme le ginkgo n'a pas de fleurs, il ne peut donc y avoir de fruits. La boule du ginkgo femelle est en fait un simple mais gros ovule, "nu" car il n'est protégé par aucune structure comme c'est le cas des ovules de feuillus enfouis dans les pistils des fleurs femelles, ou dans une certaine mesure le cas des ovules de conifères, portés par les écailles du cône femelle (la "pomme de pin"), serrées les unes contre les autres lorsque le cône est jeune.
Des graines qui n'en sont pas tout à fait
Puisqu'il produit des ovules, structure apparue il y a environ 350 millions d'année, le gingko s'inscrit dans le groupe des Spermaphytes qu'on appelle aussi plantes à graines puisque les ovules fécondés se transforment en graines. Le ginkgo est donc un arbre qui fait des graines, comme tous les arbres actuels. Jusque-là, pas d'originalité particulière, si ce n'est que ses graines n'en sont pas tout à fait.
Pour être une vraie graine, il faut en effet cocher quatre cases. Premièrement, il faut évidemment qu'elle contienne un embryon, la future plante, issu de l'union des deux cellules sexuelles mâle et femelle lors de la fécondation, le spermatozoïde apporté par le grain de pollen et l'oosphère, le gamète femelle des végétaux, tapie dans l'ovule.
Deuxièmement, cet embryon doit être noyé dans un tissu nutritif gorgé de réserves carbonées qui alimenteront les premières étapes de son développement lors de la germination. Ces réserves carbonées ne sont fabriquées qu'après la fécondation, si et seulement si un embryon voit le jour.
Troisièmement, la graine est protégée par une enveloppe protectrice dure et enfin, quatrièmement, le tout est dans un état de vie ralentie, une sorte de sommeil qui permet de différer la germination au moment où les conditions du milieu sont favorables à la croissance, c'est-à-dire au printemps suivant sous nos climats tempérés (ce qui permet le passage de la mauvaise saison hivernale sans encombre).
Mais dans le cas du ginkgo, les quatre conditions ne sont pas toutes rassemblées et ses "graines" sont fausses, on les appelle d'ailleurs des "prégraines". Que leur manque-t-il ? Si les ovules du ginkgo sont si gros, c'est qu'ils sont emplis de réserves nutritives en grande quantité mais qui se sont accumulées bien avant la fécondation. Cela représente une dépense d'énergie considérable pour le ginkgo et un investissement bien peu rentable car tous ces ovules garnis ne seront pas fécondés et les réserves précieuses seront perdues pour lui lors de leur chute à l'automne. Par contre, ils viendront en pourrissant enrichir le sol au pied de l'arbre, ce qui finalement le nourrira plus tard.
Le ginkgo pond ainsi des "oeufs" tout à fait analogues à ceux de la poule dont les réserves s'accumulent lors du transit dans le tractus génital, sans aucune nécessité de fécondation. Ces oeufs de poule sont d'ailleurs rarement fécondés, sauf si le coq a croisé la poule dans la basse-cour. Le ginkgo est donc bien un drôle d'oiseau puisqu'il est un peu ovipare !
Une fécondation plus proche de celles des algues
Pour finir, une autre bizarrerie de la sexualité fait du ginkgo un arbre décidément hors du commun... Lorsque la fécondation a lieu, le processus reste archaïque, plus proche de celui des algues que de celui des arbres. En effet, au cours de l'évolution des plantes, l'invention d'une fécondation aérienne a complètement affranchi cette étape cruciale de la présence d'eau, à l'inverse du mode de fécondation ancestral des algues ou des mousses et des fougères.
Dans une vraie fécondation aérienne, celle des conifères ou des feuillus, les spermatozoïdes ne sont pas nageurs, ils ont perdu leurs flagelles, cette espèce de filament vibratile qui leur permet de se déplacer dans l'eau. Ils ne peuvent donc se mouvoir pour rejoindre leur partenaire femelle oosphère dans l'ovule. Ils sont alors amenés tout contre elle par un système de siphon formé par la germination du grain de pollen déposé sur le cône ou sur les fleurs. Ce tube pollinique permet une fécondation complètement affranchie de l'eau extérieure, qu'on appelle une siphonogamie.
Fédoncation du Gingko. Tiré du livre "Vous avez dit biz'arbres ?" de Catherine Lenne, aux éditions Belin, Fourni par l'auteur
Mais dans le cas du ginkgo, qui est pourtant bien un arbre adapté au milieu aérien, la fécondation reste aquatique. L'ovule est creusé d'une chambre pollinique emplie d'un liquide qui surplombe la tête des oosphères (schéma). Les grains de pollen entrent au printemps dans l'ovule encore tout petit, par un petit trou, le micropyle, qui perle une goutte d'eau collante se rétractant à l'intérieur. Des grains de pollen entrés dans l'ovule germent alors un court tube pollinique qui s'ancre dans le mur de la chambre et ce n'est que quelques semaines plus tard que le grain libère son contenu dans le liquide, des spermatozoïdes nageurs car pourvus de cils vibratiles. Ils nagent vers les oosphères au fond de la piscine pour s'unir à elles.
La présence d'eau et de spermatozoïdes nageurs est le propre d'une fécondation aquatique ou zoïdogamie (de "zoïde", cellule nageuse et "gamie" = le mariage), quasi unique chez les arbres ou presque... les cycas, plantes au port de palmier et frères proches des ginkgos, ont eux aussi des spermatozoïdes nageurs et une fécondation aquatique !
Finalement, ce mode de fécondation archaïque du ginkgo, hérité du lointain passé des végétaux nés au fond des océans, justifie un peu mieux son surnom d'arbre "préhistorique" !
Cet article est inspiré du chapitre dédié au ginkgo de Vous avez dit biz'arbres ? de Catherie Lenne, publié aux éditions Belin et dédié aux bizarreries étonnantes et prodigieuses que l'on peut constater parmi les arbres.