La mission avait commencé comme une analyse de routine sur un glacier. Elle s'est transformée en une expédition imprévue au cœur des régions les plus inhospitalière du continent blanc.
Un simple flotteur océanique, utilisé pour étudier le glacier Totten, a dérivé pendant deux ans et demi sous la glace avant de réapparaître à des centaines de kilomètres de là, chargé de données inédites. Son périple imprévu sous les barrières de glace de Denman et Shackleton offre une occasion unique de découvrir les processus encore inconnus qui sculptent l'avenir de la calotte polaire.
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Ces observations accidentelles sont d'une valeur scientifique considérable. Elles proviennent d'une zone où les mesures directes étaient jusqu'alors pratiquement inexistantes, en raison de l'épaisseur de la glace et de l'éloignement. L'instrument, un profileur autonome de type Argo, a collecté des profils de température et de salinité pendant neuf mois sous la banquise, révélant la présence d'eaux aux caractéristiques différentes sous ces deux structures majeures.
Cette épopée souligne comment le hasard et la robustesse de technologies éprouvées peuvent parfois nous dévoiler des zones encore inconnues de la recherche climatique.
La précieuse dérive d'un instrument perdu
L'instrument à l'origine de cette découverte est un flotteur Argo, un robot océanographique conçu pour dériver librement. Programmés pour plonger jusqu'à deux kilomètres de profondeur et remonter périodiquement, ces engins transmettent habituellement leurs données par satellite tous les dix jours. Celui-ci, déployé pour surveiller les eaux autour du glacier Totten, a rapidement quitté la zone prévue, entraîné par des courants. Les chercheurs l'ont alors cru perdu, avant qu'il ne refasse surface bien plus à l'ouest, près des barrières de Denman et Shackleton.
Son long silence de neuf mois s'explique par la présence permanente de la glace au-dessus de lui, l'empêchant de communiquer avec les satellites. Pendant cette période, il a continué son programme de mesures, enregistrant la température et la salinité de l'eau depuis le fond marin jusqu'à la base de la glace, à intervalles réguliers. Chaque tentative de remontée se soldait par un contact avec la carapace de glace, fournissant ainsi, de manière involontaire, une mesure précieuse de son épaisseur à cet endroit précis.
L'analyse de ces données a requis une ingéniosité particulière. Privés de positions GPS, les scientifiques ont croisé les mesures d'épaisseur de glace collectées par le robot avec les cartes établies par satellite. Cette comparaison leur a permis de reconstituer le trajet le plus probable du flotteur sous la barrière, comme on retrace un parcours à partir d'indices dispersés. Cette méthodologie, décrite dans Science Advances, a validé le parcours de l'instrument et l'origine géographique de chaque échantillon.
Deux glaciers, deux destinées contrastées
Les données transmises dessinent un tableau contrasté de la stabilité des glaces dans cette partie de l'Antarctique de l'Est. Sous la barrière de Shackleton, la plus septentrionale, les mesures indiquent une absence d'eau chaude capable de provoquer une fonte basale significative. Cette structure apparaît donc, pour le moment, relativement protégée des incursions océaniques les plus destructrices. Cette situation offre un répit, mais nécessite une surveillance continue pour détecter toute évolution future.
La découverte est plus alarmante pour le glacier Denman. Le profileur a clairement identifié la présence d'une couche d'eau plus chaude circulant sous sa partie flottante. Cette eau est déjà en train de provoquer une fonte à la base. Les scientifiques estiment que la configuration est précaire: une légère augmentation de l'épaisseur de cette couche d'eau chaude pourrait considérablement accélérer le processus de désintégration, engageant le glacier dans un retrait potentiellement irréversible.
L'enjeu est de taille. Le glacier Denman contient à lui seul une quantité de glace suffisante pour élever le niveau global des mers d'environ 1,5 mètre s'il venait à fondre entièrement. Couplé au glacier Totten, dont le potentiel est estimé à 3,5 mètres, ces deux géants de l'Antarctique de l'Est représentent une menace majeure à long terme. Leur vulnérabilité confirmée à l'eau océanique chaude impose d'intégrer ces nouveaux paramètres dans les modèles de prévision de la hausse du niveau de la mer.
Pour aller plus loin: Quelle est cette eau "chaude" qui fait fondre la glace en Antarctique ?
Il faut comprendre que "chaude" est un terme relatif. En Antarctique, l'eau de surface est généralement gelée. L'eau dite "chaude" provient des couches océaniques plus profondes et circule sur le plateau continental. Sa température peut n'être que de quelques degrés au-dessus du point de congélation (qui est abaissé par la pression et la salinité sous la glace).
Même à +1°C ou +2°C, cette eau possède une énergie thermique suffisante pour faire fondre la base de la glace au contact. Le processus est constant et massif, car de vastes surfaces de glace sont en contact avec l'océan. La circulation de cette eau est donc le principal moteur de la fonte des plateformes glaciaires par en dessous, bien avant que l'air ambiant n'ait un effet.