La formation de l'isthme de Panama est un événement majeur de l'histoire terrestre qui a eu un impact considérable sur la circulation méridienne atlantique, mais dont la datation fait l'objet d'intenses débats. En utilisant une comparaison inédite entre un modèle numérique de climat et des données sédimentaires, des chercheurs français [Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement (LSCE/IPSL, CNRS / CEA / UVSQ)], colombiens et américains ont quantifié les conséquences de cet événement sur la circulation océanique et comparé leurs résultats aux données issues de carottes sédimentaires. Ce faisant, ils ont pu confirmer les dernières études géologiques qui suggèrent que les deux continents américains n'étaient plus séparés, il y a 10 millions d'années, que par un détroit peu profond et étroit.
Bathymétrie du modèle couplé IPSL-CM4 et différences de valeurs d'esp-Nd à 500 mètres de profondeur entre une simulation avec un détroit de 500m de profondeur et une simulation avec un isthme.
En séparant l'océan Atlantique de l'océan Pacifique et en connectant les deux continents américains, la formation de l'isthme de Panama a eu des conséquences primordiales, tant climatiques avec la mise en place de la circulation méridienne de retournement atlantique (AMOC pour Atlantic meridional overturning circulation) telle qu'on la connaît de nos jours, que biologiques avec notamment le "Great american interchange", phénomène de dispersion, compétition et diversification de la faune et de la flore entre les deux continents américains.
Si la formation de l'isthme a longtemps été considérée comme un événement datant d'il y a environ 3 millions d'années (Ma), les données géologiques les plus récentes ont permis de remettre en cause cette chronologie en montrant qu'une réduction significative de la largeur et de la profondeur du détroit qui existait avant la formation de l'isthme aurait pu avoir lieu entre - 23 et - 10 Ma, à savoir dès le Miocène (- 23 et - 5,3 Ma).
De nombreuses simulations numériques ont tenté de quantifier l'impact de cette fermeture sur le climat global. Bien qu'elles convergent dans l'idée que cette fermeture est cruciale pour la mise en place de l'AMOC, la diversité des configurations géographiques utilisées (notamment largeur et profondeur du détroit avant fermeture de l'isthme) a rendu difficiles des comparaisons directes avec les données des carottes océaniques.
Afin d'améliorer la compréhension des mécanismes de dynamique océanique en jeu et l'estimation de la date de formation de l'isthme, des chercheurs français, colombiens et américains ont réalisé des simulations à l'aide du modèle climatique de l'IPSL (IPSL-CM4), en y incluant la représentation de la signature isotopique du néodyme (epsilon-néodyme, noté eps-Nd), un traceur passif des masses d'eau. Les signatures isotopiques des océans Atlantique et Pacifique étant très distinctes, ce traceur permet d'étudier les échanges de masses d'eau entre les deux bassins. L'originalité de ce travail tient aux faits que la modélisation de l'eps-Nd est utilisée pour la première fois pour l'étude des paléoclimats et que les auteurs ont pu mener une comparaison directe avec des valeurs d'eps-Nd enregistrées dans le registre sédimentaires des Caraïbes.
Les simulations ont été réalisées pour une largeur du détroit de 400 km (la résolution spatiale du modèle ne permettant pas d'aller en deçà), et pour cinq profondeurs (2700, 500, 200, 50 et 0 mètres). Elles ont permis aux chercheurs d'établir, pour ces cinq configurations, des diagnostiques de courant, température et salinité.
Les résultats obtenus suggèrent tout d'abord qu'une ouverture du détroit, même restreinte à 400 kilomètres de large, conduit à une circulation océanique très différente de l'actuel. Les eaux salées de surface de l'Atlantique tropical sont routées en quantité suffisante vers le Pacifique via le détroit pour que le transportméridien diminue de façon drastique dans l'Atlantique et conduise à une AMOC extrêmement faible. Les données publiées issues de carottages sédimentaires montrant par ailleurs que l'AMOC était déjà active dès le Miocène, les chercheurs estiment que l'isthme de Panama devait donc être déjà presque formé à cette époque.
Par ailleurs, la modélisation de l'epsilon-Nd met en évidence l'existence, pour les trois plus grandes profondeurs du détroit, d'un contre-courant de subsurface qui ramène des eaux moins salées du Pacifique dans l'Atlantique tropical. La comparaison des valeurs simulées d'eps-Nd avec son évolution temporelle dans les carottes sédimentaires du bassin des Caraïbes a permis aux auteurs de l'étude d'estimer que la profondeur du détroit a pu diminuer jusqu'à une valeur comprise entre 200 et 50 mètres dès 10 Ma avant notre ère.
Valeurs simulées d'esp-Nd pour différents profondeurs du détroit (lignes horizontales, CTL correspond à un isthme formé) et les données publiées enregistrées dans les carottes sédimentaires de la mer des Caraïbes (sites 998 & 999).
Ces résultats confirment les dernières études géologiques, qui prônent que, dès le Miocène, le détroit était peu profond et étroit. Ils devront encore être affinés avec des modèles à plus haute résolution et dans un contexte de collaborations fortes entre paléocéanographes et géologues.
Référence:
Consequences of shoaling of the Central American Seaway determined from modelling Nd isotopes, P. Sepulchre, T. Arsouze, Y. Donnadieu, J.-C. Dutay, C. Jaramillo, J. Le Bras, E. Martin, C. Montes, A. J. Waite, Paleoceanography, DOI: 10.1002/2013PA002501