Plus efficaces, plus durables, moins polluants, et souvent hybrides... À l'Institut de chimie de la matière condensée de Bordeaux (ICMCB), les chercheurs conçoivent les matériaux du futur et découvrent leurs étonnantes propriétés.
Dans les vitrines d'exposition du hall, une minipile à combustible fait tourner un petit ventilateur, un matériau soumis à un champ électrique change de couleur, un autre, transparent, vire au rose sous l'effet de la chaleur et révèle le logo ICMCB. L'Institut de chimie de la matière condensée de Bordeaux du CNRS montre d'emblée son savoir-faire au visiteur: celui de la conception de matériaux aux propriétés surprenantes.
"Les défis intellectuels que pose aujourd'hui la recherche sur les matériaux sont passionnants", souligne Claude Delmas, directeur de l'ICMCB. Il est vrai que cette recherche a, depuis les origines, beaucoup évolué. Sans renier ses attaches à la "chimie minérale", qui remontent aux années soixante, le laboratoire bordelais se rue aujourd'hui sur la "science des matériaux" du XXIe siècle, autrement dit sur l'étude globale des relations entre composition, structure, texture, propriétés et applications...
Et il a mis tous les atouts de son côté en s'ouvrant à de nouvelles thématiques: matériaux hybrides, sciences moléculaires, fluides supercritiques (1). Aujourd'hui, sur le campus de l'université Bordeaux-I à Pessac, ce ne sont pas moins de 170 chercheurs, enseignants-chercheurs, ingénieurs, techniciens et doctorants qui conçoivent, caractérisent, modélisent et assemblent les matériaux du futur.
Les chercheurs de l'institut bordelais ont réussi à abaisser de 100 °C la température de fonctionnement des piles à combustible "tout solide" (ici au banc de test)
"Fabriquer des composites polymère-métal, inclure des cristaux dans un verre... toutes les possibilités sont envisageables", souligne Mario Maglione, directeur adjoint du centre. Et ce, à toutes les échelles, de la nanoparticule au cristal macroscopique. Le résultat: des propriétés pas toujours anticipées, que les chercheurs devront ensuite maîtriser avant de transférer le fruit de leur travail vers l'industrie, qu'il s'agisse de grands groupes de la chimie et de l'énergie aussi bien que de PME-PMI locales. C'est ainsi que l'Institut s'insère notamment dans les pôles de compétitivité "Aéronautique, espace et systèmes embarqués" et "Route des lasers" – le laser mégajoule n'est pas loin –, et réalise dans ce cadre des cristaux et de la céramique transparente.
Sur place, sept groupes de chercheurs se partagent quatre grands domaines: l'énergie, les matériaux fonctionnels, les nanomatériaux, l'environnement et le développement durable, ces deux dernières thématiques étant transversales. Pour appuyer ces scientifiques, l'ICMCB dispose de services propres – cristallographie, mesures électriques, magnétiques, thermiques, RMN, spectroscopie Mössbauer, etc. –, et d'autres partagés avec l'université – microscopie électronique, XPS, microsonde électronique, tomographie. À quoi il faut ajouter trois centres de ressources – fabrication de cristaux, réalisation de couches minces et hautes pressions appliquées à l'élaboration de matériaux – capables de répondre rapidement aux besoins des chercheurs.
Place à l'énergie
L'énergie occupe une place importante à l'ICMCB. Le centre bordelais s'est d'ailleurs fait une spécialité des matériaux pour batteries, que ce soient les microbatteries en couche mince – qui n'excèdent pas 10 micromètres d'épaisseur et permettent d'alimenter des microcircuits –, ou les batteries lithium-ion – que l'on retrouve dans la plupart des ordinateurs et téléphones portables, mais aussi dans l'outillage, l'automobile, l'aviation, etc. Une compétence internationalement reconnue et donc très sollicitée: Claude Delmas rentre à peine du Japon, où il a rencontré ses collègues du centre de recherches Toyota, principal constructeur de véhicules hybrides. "Plus de puissance, plus d'énergie et une sécurité maximale de fonctionnement sont nos objectifs, souligne Laurence Croguennec, responsable du groupe Batteries. Pour cela, on joue par exemple sur la structure cristalline des composés du lithium".
Les couches minces d'oxydes ferroélectriques trouvent des applications dans l'électronique (ici, cette pointe permet de tester leur capacité en fonction de la tension appliquée)
Outre les batteries, les recherches sur l'énergie concernent la thermoélectricité (2), le stockage de l'hydrogène ou encore les piles à combustible – un système électrochimique qui convertit directement en énergie électrique l'énergie chimique de la réaction d'oxydation d'un combustible. Mais là, ce sont "des piles à haute température", précise Jean-Claude Grenier, qui dirige ce groupe. Ce ne sont donc pas celles qu'on installe dans un véhicule, mais elles pourraient un jour alimenter des ensembles de logements, des avions gros porteurs, etc. Pour le moment, elles ne sont guère sorties du laboratoire. En effet, elles fonctionnent à 800 °C: à cette température, les oxydes qui les composent réagissent entre eux, ce qui limite la durée de vie du système et sa viabilité économique. Sur ce paramètre, l'ICMCB a obtenu un beau succès: il a abaissé la température de 800 à 700 °C, grâce à de nouveaux matériaux maison, sujets à un brevet CNRS-EDF. "Notre ambition est d'atteindre les 600 °C et de rendre ces piles beaucoup moins coûteuses, car elles pourront se passer de matériaux réfractaires (3)", souligne Jean-Claude Grenier.
Des matériaux inédits
Si la finalité des recherches sur l'énergie est connue, les "Matériaux fonctionnels" réservent parfois des surprises. "Ceux que nous réalisons peuvent exister sous deux formes, et passent de l'une à l'autre de manière réversible", explique Jean-François Letard, responsable du groupe "Sciences moléculaires". À l'actif de l'Institut, on compte notamment des pigments intelligents capables de changer de couleur avec la lumière ou la température, de stocker et de sécuriser des données grâce à un "effet mémoire" ou même d'afficher des caractères sous l'effet d'une impulsion électrique. "Et on peut imaginer beaucoup d'applications à vocation citoyenne", souligne Jean-François Letard. Des vitres qui foncent avec l'ensoleillement, du papier réinscriptible pour éviter le gaspillage, des pigments ou des isolants pour l'électronique, non toxiques car dépourvus de plomb... Le souci de l'environnement et du développement durable est devenu une thématique à part entière au sein de l'ICMCB. Ainsi, le centre a tiré parti d'une expertise dans l'utilisation des fluides supercritiques. Il les emploie en effet dans la synthèse de nanomatériaux hybrides organiques-inorganiques, pour l'appliquer à l'élimination de déchets de biomasse. "L'eau supercritique permet de dégrader la matière organique sans produire les gaz nocifs (NOX) générés par l'incinération classique", souligne Cyril Aymonier, du groupe "Fluides supercritiques". Une installation pilote basée sur ce procédé fonctionne dans la région de Lacq (Pyrénées-Atlantiques) avec le soutien de la région Aquitaine.
Enfin, la thématique "nano" a trouvé ici des applications dans le domaine médical. "Nous développons des nanoparticules habillées de polymères, destinées à être injectées en intraveineuse: elles permettent un meilleur contraste en imagerie, on peut les chauffer par application d'un champ magnétique pour tuer des cellules cancéreuses, ou encore leur faire libérer un médicament dans le sang à une température donnée", explique Étienne Duguet, du groupe "Matériaux fonctionnalisés". Des problématiques surgissent: que seront le comportement des particules dans l'organisme, leur biocompatibilité, leur élimination ? De nouvelles passerelles s'établissent alors avec des laboratoires médicaux et pharmaceutiques.
"Les nouveaux matériaux sont partout, de la santé aux systèmes de communication, conclut Claude Delmas. Dommage qu'ils soient si peu visibles. Les médias n'en parlent guère et le public ne s'en aperçoit pas toujours. Mais si le téléphone portable dernier cri fonctionne, c'est parce qu'on a trouvé des matériaux pour améliorer tous les composants et multiplier par trois l'autonomie des batteries !"
(1) Les fluides supercritiques sont produits en chauffant un gaz au-dessus de sa température critique ou en comprimant un liquide au-delà de sa pression critique. (2) Un matériau thermoélectrique permet de transformer directement de la chaleur en électricité, ou de générer du froid par l'application d'un courant électrique. (3) Qui résistent à de hautes températures.