Grâce à l'accélérateur du Ganil (CEA-CNRS, Caen), une équipe de physiciens a réussi à créer et à identifier les noyaux d'éléments comportant 120 et 124 protons, alors que l'uranium, le plus lourd des éléments naturels, ne compte que 92 protons. Ce résultat vient d'être publié dans Physical Review Letters.
Le noyau des atomes est composé de protons et de neutrons. Plus leur nombre est important, plus l'atome est considéré comme "lourd". L'uranium est l'élément le plus lourd, présent sur Terre à l'état naturel avec 92 protons. Au-delà de ce nombre de protons, les atomes sont généralement très instables et ne peuvent exister que pendant des temps très courts. Cependant, la théorie prédit un "îlot de stabilité" pour des atomes constitués d'un nombre de protons bien supérieur à ceux de l'uranium. Différentes expériences dans plusieurs pays cherchent à créer des éléments de plus en plus massifs pour atteindre cet îlot de stabilité. L'élément le plus lourd synthétisé à ce jour possède 118 protons.
Les éléments dits "super-lourds" (comportant plus de 110 protons) sont généralement formés par réactions de fusion entre deux noyaux plus légers. Une des principales difficultés, rencontrées au cours de ces tentatives de synthèse d'éléments super-lourds provient de l'excitation générée inévitablement dans ces noyaux sous forme de température et de déformation, lors de leur formation par fusion. Or ces noyaux deviennent extrêmement instables lorsqu'ils sont excités et fissionnent en deux noyaux plus légers bien avant d'atteindre un détecteur qui permettrait leur observation directe. A cause de cette grande instabilité générée lors de la fusion, la possibilité de former de tels noyaux par cette méthode était jusqu'à présent très incertaine. Une approche originale permettant de mettre en évidence l'existence de ces éléments super-lourds et leur stabilité a été développée au Ganil dans le cadre d'une collaboration entre différents laboratoires (1): au lieu de détecter le noyau composé super-lourd (le noyau résultant de la réaction de fusion), c'est le temps mis par ce noyau pour fissionner qui a été mesuré.
Le temps mis par un noyau pour fissionner est d'autant plus long que le noyau est proche de la stabilité. Au cours d'expériences récemment réalisées auprès du Ganil, les physiciens ont sondé les temps de fission très longs grâce à une technique dite "d'ombre dans des monocristaux" (2).
Des événements de fission à des temps supérieurs à 10^-18 s (un milliardième de milliardième de seconde) ont été observés pour des noyaux constitués de 120 et 124 protons. Ces noyaux ont été formés par bombardement de cibles de nickel et de germanium par des ions d'uranium accélérés par le Ganil. Ils ont été identifiés grâce à Indra, un détecteur de noyaux et particules chargées couvrant quasiment tout l'espace autour des cibles. Ce temps de 10^-18s est certes très court, mais à l'échelle des temps de vie nucléaires il est suffisamment long pour signer sans ambiguïté la formation des éléments de 120 et 124 protons et pour leur attribuer une grande stabilité vis-à-vis de la fission lorsqu'ils ne sont pas excités. Ces résultats ouvrent des perspectives nouvelles dans la course aux éléments super-lourds et dans la localisation d'un "îlot de stabilité".
Notes:
(1) La collaboration rassemble 6 laboratoires: - Grand accélérateur national d'ions lourds, (CEA/CNRS), France ; - Institut de physique nucléaire d'Orsay (CNRS/Université Paris-Sud 11), France ; - CEA-Saclay, Irfu/Service de Physique Nucléaire, France ; - Institut des nanosciences de Paris, (Université P. et M. Curie/CNRS/Université Paris Diderot) France ; - National Institute for Physics and Nuclear Engineering, Romania ; - Institut de physique nucléaire de Lyon (CNRS/Université Lyon1), France.
(2) La technique d'ombre dans les monocristaux (en anglais, "blocking technique in single crystals") est fondée sur l'interaction atomique entre des fragments de fission créés sous forme d'ions chargés positivement et les atomes bien ordonnés d'une rangée ou d'un plan d'un cristal dans lequel a eu lieu la fusion. Cette interaction dévie les fragments de fission de leur direction initiale. La déviation est d'autant plus forte que la distance de création des fragments de fission par rapport à la rangée ou au plan cristallin est petite, donc que le temps de fission du noyau super-lourd est court.