Une force titanesque, invisible et silencieuse, s'est réveillée sous les glaces immaculées du Groenland. En 2014, un lac caché sous des centaines de mètres de glace a brutalement libéré son contenu, déclenchant un déluge d'une puissance inouïe qui a littéralement fait exploser la
surface gelée.
Crédit: données Copernicus Sentinel modifiées (2024), traitées par l'ESA
Jusqu'à présent, les scientifiques imaginaient les eaux de fonte s'écoulant doucement de la surface vers la base de la glace pour rejoindre l'océan. La réalité s'avère bien plus spectaculaire et violente. L'étude de ce phénomène, rendue possible notamment par une analyse minutieuse des données des satellites européens Sentinel et CryoSat, révèle que le mouvement
inverse est possible: l'eau peut remonter vers la surface avec une force capable de pulvériser la glace sur son passage.
Un cataclysme sous-glaciaire d'une ampleur inédite
L'événement s'est produit dans une région isolée du nord du Groenland, où les scientifiques ont identifié un lac subglaciaire jusqu'alors inconnu. Sa vidange soudaine a provoqué une onde de choc
hydraulique d'une intensité rare. En l'espace de dix jours à peine, 90 millions de mètres cubes d'eau ont jailli vers la surface, creusant un
cratère impressionnant de 85 mètres de profondeur sur une
superficie de 2
kilomètres carrés.
La violence du flot n'a pas seulement créé ce cratère béant. En aval, le paysage glaciaire a été transformé en un champ de ruines glacées, où d'immenses blocs hauts comme des immeubles de huit étages ont été arrachés et dispersés. La surface, labourée par le torrent, porte les stigmates de cette épreuve, visiblement distincte de la fonte ordinaire causée par le réchauffement de l'air.
Drainage catastrophique d'un lac sous-glaciaire.
Le ruissellement de surface alimente un lac pressurisé à la base du glacier. La surpression bombe la surface de glace, puis un cisaillement horizontal initie une hydrofracture (mode II) qui se propage vers le haut, atteint la surface et crée une connexion lit–surface. La vidange brutale qui s'ensuit déclenche une crue sous-glaciaire: la glace est éventrée, des blocs d'environ 25 m de haut sont dispersés et ~6 km² de surface glacée sont décapés, laissant un bassin d'effondrement au-dessus du lac drainé.
Ce qui rend cet épisode particulièrement intriguant pour les glaciologues, c'est son emplacement. Il s'est produit dans une zone où les modèles théoriques prévoyaient que la base de la calotte glaciaire était gelée en permanence sur la roche mère, rendant un tel phénomène hydraulique impossible. Cette contradiction flagrante montre que nos connaissances sur les conditions régnant sous la glace sont encore incomplètes.
Des conséquences potentielles pour l'avenir de la calotte glaciaire
La découverte, publiée dans la revue
Nature Geoscience, implique que les processus hydrologiques sous la calotte glaciaire sont biens différentes et plus dynamiques que prévu. Les chercheurs avancent que la
pression extrême de l'eau a dû provoquer une fracturation de la glace depuis sa base, créant des failles et des conduits par lesquels le flot a pu s'engouffrer pour gagner la surface.
Cette remontée explosive d'eau soulève des questions importantes sur la stabilité mécanique de la calotte glaciaire. De tels événements, s'ils se répétaient ou s'intensifiaient, pourraient potentiellement affecter l'écoulement global de la glace vers l'océan en modifiant la lubrification de sa base. Leur impact sur la perte de masse totale de la calotte glaciaire reste à quantifier.
La leçon la plus immédiate est peut-être la remise en cause des modèles utilisés pour prédire l'évolution de la glace groenlandaise. Ces derniers ne prennent pas en compte ce type de mécanisme de fracturation et de remontée d'eau. Intégrer ces nouveaux processus est devenu une priorité pour améliorer la fiabilité des projections sur la contribution de la calotte glaciaire à l'élévation du niveau des mers.