Des chercheurs du laboratoire Physico-chimie Curie (PCC, CNRS/Institut Curie) apportent du nouveau sur les mécanismes qui permettent aux populations bactériennes chimiotactiques de se mouvoir collectivement au sein d'un fluide. Leurs travaux, réalisés sur l'organisme modèleEscherichia coli, sont détaillés dans un article publié dans PNAS le 14 septembre 2011.
La bactérie Escherichia coli, que l'on retrouve dans les intestins de mammifères, est capable de nager en milieu liquide homogène. Son mouvement global consiste en une alternance de "runs", au cours desquels la bactérie se déplace en lignes droites, et de "tumbles", qui réorientent sa trajectoire de manière aléatoire. Escherichia coli est en outre une bactérie chimiotactique qui répond aux gradients de concentration de certaines molécules, nutritives par exemple, en allongeant ses phases de run pour se diriger préférentiellement vers la source de la substance convoitée. Par ailleurs, cette bactérie secrète des acides-aminés, qui se trouvent être des attractants pour les autres cellules présentes dans le milieu. En fait, c'est par le biais de ce couplage entre émission et détection d'attractants que les bactéries parviennent à communiquer entre elles.
L'action concertée des bactéries, médiée par ce moyen de communication chimique, est particulièrement importante, notamment dans l'équilibre des flores, la dépollution ou la formation de biofilms (1). L'une des manifestations spectaculaires de cet effet collectif est l'existence d'ondes de concentration caractérisées par une densité élevée en bactéries à certains endroits du milieu étudié. Dans des microcanaux, ces ondes peuvent se propager sur des distances de l'ordre du centimètre avec très peu de dispersion. Qualitativement, les bactéries consomment la substance nutritionnelle, ce qui crée un premier gradient qui les oblige à se déplacer vers des zones plus riches. En même temps, la sécrétion des chemoattractants maintient une onde bien définie plutôt qu'un front diffus.
Afin de détailler plus précisément les mécanismes à l'origine de ce phénomène, l'équipe de Pascal Silberzan et Axel Buguin au PCC a utilisé une approche à plusieurs niveaux, en couplant des observations (vitesses et profils des ondes) à l'échelle de la population toute entière avec les trajectoires individuelles des bactéries qui la constituent, en fonction de leur position au sein du front. Les chercheurs sont parvenus à mettre en évidence un nouvel effet contribuant significativement au déplacement des bactéries dans les gradients ainsi créés. En effet, l'allongement des séquences de run dans la direction favorable mentionné plus haut n'explique que 70 % environ de la vitesse moyenne des bactéries. Les réorientations durant les tumbles jouent de fait un rôle crucial dans le déplacement ordonné et concerté des microorganismes puisqu'elles sont de moindre amplitude lorsque les bactéries se déplacent dans le sens favorable, c'est-à-dire vers les endroits riches en nourriture. En outre, les scientifiques montrent que les durées de run et de tumble sont modulées le long du pic de concentration: tandis que les bactéries à l'arrière se déplacent très efficacement vers l'avant, celles qui sont en première ligne ont une vitesse de dérive plus faible. C'est par ce mécanisme actif que le pic montre peu de dispersion et ne s'étale pas au cours du temps.
Les chercheurs ont poussé leur analyse en collaborant avec Vincent Calvez de l'Unité de mathématiques pures et appliquées (UMPA, CNRS/ENS Lyon/Inria), Benoît Perthame du Laboratoire Jacques-Louis Lions (LJLL, CNRS/Université Pierre & Marie Curie) et Nikolaos Bournaveas de l'Ecole de mathématiques (Edinburgh, UK). Ces trois théoriciens ont élaboré un modèle cinétique s'appuyant sur le modèle de Boltzmann de théorie cinétique des gaz, les tumbles étant alors l'équivalent des chocs moléculaires. L'accord avec les expériences menées au PCC a été quantitatif: la forme et l'évolution des profils de concentration en bactéries ont été parfaitement bien décrites, la modulation du biais de temps de run et de réorientation également.
L'ensemble de ces résultats pourraient s'appliquer aux biofilms responsables des infections nosocomiales qui peuvent être contractées dans les établissements de santé. En effet, il est très envisageable que la création de certains de ces biofilms résulte de l'action concertée de bactéries, via l'onde de concentration, et non de l'adhésion isolée de bactéries indépendantes. Si cette hypothèse venait à se confirmer, des stratégies originales pourraient être mises au point dans le but de prévenir ces infections nosocomiales, qui représentent aujourd'hui un problème majeur de santé publique en milieu hospitalier et qui, pour des raisons évidentes, font l'objet d'un programme de recherche particulier à l'Institut Curie.
Note:
(1) Un biofilm est un rassemblement de bactéries, consolidé par une matrice extracellulaire qui forme une sorte de colle entre les cellules.
Référence:
Directional persistence of chemotactic bacteria in a traveling concentration wave, Jonathan Saragosti, Vincent Calvez, Nikolaos Bournaveas, Benoît Perthame, Axel Buguin, Pascal Silberzan, PNAS, Published online before print September 14, 2011, doi:10.1073/pnas.1101996108.