Des chercheurs de laboratoires (1) bordelais, lyonnais et parisiens rattachés au CNRS ont montré pour la première fois que les matériaux amorphes dits aussi "verres mous (2)" se déforment et s'écoulent par un mouvement collectif des particules qui les constituent. Ces matériaux (mousse au chocolat, à raser, mayonnaise, verres métalliques, milieux granulaires, boue...) sont des solides amorphes, c'est à dire qu'ils sont à la fois résistants comme des solides mais sans structure cristalline, comme les liquides. Cette découverte publiée dans la revue Nature, le 3 juillet 2008, devrait permettre de mieux comprendre les mécanismes de déformation/rupture des verres métalliques (3) et l'étalement de film de matériaux fragiles (comme la crème de beauté) utilisés notamment dans l'industrie cosmétique, l'agroalimentaire et la lubrification.
Un solide amorphe est un liquide qui ne coule pas: sa structure atomique est désordonnée comme un liquide mais il est figé et garde sa forme comme un solide. Parmi les matériaux amorphes on peut citer le verre de silice et une multitude d'autres matériaux d'origines extrêmement diverses, comme les verres "mous": émulsions concentrées, mousses, verres colloïdaux... On les rencontre souvent sur notre table de cuisine, tels la mayonnaise, la mousse au chocolat ou le ketchup, ou dans notre salle de bain sous forme de gels et crèmes de beauté diverses. Ces verres "mous" sont capables effectivement de couler si on les force: la mayonnaise est figée dans le pot, mais on peut l'étaler avec un couteau, comme on le ferait avec du miel liquide.
Mais la nature et l'origine de cet état amorphe restent un défi scientifique pour les chercheurs: comment ces matériaux se déforment-ils ? Comme des solides cristallins, auxquels ils sont apparentés ou coulent-ils comme des liquides, dont ils partagent la structure ? Cette nature ambivalente constitue l'un des intérêts majeurs de ces matériaux d'un point de vue industriel, ce qui a amené le CNRS et Rhodia à s'y intéresser au sein de l'Unité mixte "Laboratoire du Futur". Néanmoins, de multiples progrès ont été réalisés ces dernières années. Les travaux expérimentaux et théoriques menés sur des solides amorphes au repos ont ainsi permis de mieux comprendre le "paradoxe originel" de la structure figée de ces matériaux: au niveau atomique, les particules se bloquent collectivement, ce qui conduit à l'arrêt quasi-complet de leur organisation structurelle. Mais l'existence d'un lien avec leur comportement sous écoulement n'avait jamais été établie jusqu'à présent.
Les chercheurs ont réalisé une série d'expériences en utilisant des techniques dites micro-fluidiques (4): ils ont ainsi observé l'écoulement d'émulsions très concentrées dans des micro-canaux dont ils ont fait varier la taille. Celles-ci sont constituées, exactement comme la mayonnaise, d'un assemblage très concentré de gouttelettes d'huile de silicone suspendues dans un solvant (5) qui permet de visualiser l'intérieur de l'émulsion sous microscope. Elles constituent un milieu vitreux "mou" typique: l'arrangement des gouttelettes est totalement désordonné et pourtant l'émulsion ne coule pas, sauf si on lui applique une contrainte suffisamment forte. En analysant l'écoulement de ce matériau dans des canaux micrométriques, ils ont ainsi observé que les propriétés d'écoulement intrinsèque du matériau (sa "rhéologie") dépendent du confinement, c'est-à-dire le fait de contraindre le matériau à s'écouler dans un canal étroit. Étonnamment, dans certaines situations le matériau paraît même plus fluide quand il est confiné.
L'analyse détaillée de ces propriétés démontre l'existence de mouvements concertés à grande échelle des particules en écoulement (ici les particules sont les gouttes d'huile qui bougent en bloc). Cet effet collectif est cependant très différent de celui qui avait été observé dans la dynamique collective des amorphes au repos, sans écoulement, ouvrant ainsi de nouvelles questions théoriques.
Cette étude apporte ainsi un éclairage nouveau sur les propriétés d'écoulement de ces matériaux et devrait permettre d'améliorer la modélisation de ces phénomènes très complexes. La nature collective de l'écoulement rompt avec les descriptions usuellement proposées. Un objectif est de mieux prédire et appréhender les propriétés tribologiques des films minces, ainsi que les processus de rupture des verres.
(1) Laboratoire du Futur (LOF) (Rhodia/CNRS/Université Bordeaux 1), Laboratoire Gulliver (Ecole supérieure de physique chimie industrielle de Paris/CNRS), Laboratoire de physique de la matière condensée et nanostructures (LPMCN) (CNRS/Université Lyon 1) et Physics Department, Technical University de Münich, Institut Navier (structure fédérative de recherche regroupant trois unités de recherche dans le domaine de la Mécanique et de la Physique des Matériaux et des Structures appartenant à l'un ou plusieurs des établissements suivants: CNRS/École Nationale des Ponts et Chaussées (ENPC)/Laboratoire Central des Ponts et Chaussées (LCPC)/Université de Marne la Vallée (UMLV)).
(2) Traduction littérale de l'anglais "soft glasses". (3) Les verres métalliques sont des nouveaux matériaux amorphes composés d'alliages métalliques de structures atomiques désordonnées. (4) Ces techniques consistent à faire couler des fluides à l'intérieur de canaux étroits à l'échelle micrométrique (de l'ordre de quelques microns). (5) Constitué d'un mélange eau-glycérine.