Peut-on calculer si l'on n'a pas de mots pour désigner les nombres ? Pour comprendre les relations qui existent entre connaissance mathématique et faculté de langage, des chercheurs du CNRS et de l'Inserm, Pierre Pica, Cathy Lemer, Véronique Izard et Stanislas Dehaene, se sont intéressés au cas des Mundurucus.
Ces indiens d'Amazonie (Brésil) ont un lexique de noms de nombres qui ne va que jusqu'à 4 ou 5. Les tests réalisés pendant plusieurs mois auprès de cette population, montrent que les Mundurucus ont des difficultés à exécuter des opérations arithmétiques élémentaires avec des quantités exactes, mais qu'ils possèdent une capacité d'approximation des nombres comparable à la nôtre. Ces recherches, publiées dans la revue Science du 15 octobre 2004 suggèrent que la compétence de l'espèce humaine pour l'arithmétique approximative est indépendante du langage ; le calcul exact ferait partie des inventions technologiques qui varient largement d'une population à une autre.
Chez les indiens Mundurucus.
Pour élucider les relations existant entre langage et arithmétique, il faut pouvoir étudier les compétences de calcul dans des situations où le langage des nombres est absent ou réduit. Les Indiens Mundurucus représentent à cet égard une population indigène intéressante.
Pierre Pica a pu réaliser toute une série de tests arithmétiques auprès de 55 indiens, visant à évaluer leurs capacités de calcul exact et approximatif, ces mêmes tests étant réalisés chez 10 Français, pour servir de contrôle.
Le premier objectif était de déterminer l'étendue exacte du lexique mundurucu en termes de noms de nombres et d'analyser avec précision les capacités arithmétiques de cette population.
Plusieurs groupes distincts de participants ont été constitués afin de bien refléter la diversité culturelle, linguistique et géographique des Mundurucus: un groupe d'adultes (hommes et femmes) et un groupe d'enfants ne parlant que le Mundurucu et n'ayant été à l'école, ont été comparé à d'autres groupes d'adultes et d'enfants qui parlaient également un peu le portugais ou qui avaient reçu un peu d'instruction.
Quelques exemples de tests.
- Dans un premier test de dénomination, les Indiens devaient nommer des ensembles de 1 à 15 points. Cela permettait d'étudier comment ils utilisent les noms de nombres dont ils disposent.
- Dans un second test de comparaison, les Indiens devaient désigner entre deux nuages comprenant un grand nombre de points, lequel était le plus grand.
- Dans un troisième test d'arithmétique approximative, ils regardaient de brefs séquences vidéo illustrant des opérations simples: par exemple, une vingtaine de graines tombent dans une boîte, puis s'y ajoutent une trentaine d'autres graines, et le participant doit juger si le total fait plus ou moins qu'un autre ensemble (par exemple d'une quarantaine de graines).
- Enfin, dans un test d'arithmétique exacte (toujours réalisé sous forme d'une vidéo), ils devaient deviner le résultat d'une opération précise, par exemple 6 graines moins 4 graines.
Des résultats surprenants...
Le premier résultat de ces tests est que le lexique des nombres en Mundurucu s'arrête clairement à 5. Au-delà, différents mots existent, mais ils ne sont pas utilisés de manière systématique. Même en deçà de 5, les nombres sont utilisées de façon floue, un peu comme nos termes dizaine ou douzaine. Le mot 5, par exemple, qui signifie également main, est utilisé lorsqu'il y a entre 4 et 10 objets.
L'étude met également en relief un résultat surprenant: les indiens ne réussissent pas, et ce quel que soit le groupe auquel ils appartiennent, à exécuter des opérations arithmétiques exactes avec des quantités supérieures à 5. Ils ne savent par exemple pas calculer, avec exactitude, 6-4 ou 7-7.
En revanche, ils possèdent tous une capacité cognitive d'approximation tout à fait comparable à la nôtre qui leur sert de base à un calcul bien réel. Mundurucus et Français obtiennent en effet les mêmes résultats aux tests d'approximation.
Les chercheurs en concluent que la compétence d'approximation numérique est une compétence cognitive basique commune à tous les êtres humains, qui pourrait être indépendante du langage.
Ils s'opposent aux conclusions de la recherche de l'américain Peter Gordon réalisée sur un peuple géographiquement proche des Mundurucus, les Pirahas, selon lesquelles les capacités des indiens sont incommensurablement différentes des nôtres. Ils contredisent également l'affirmation selon laquelle l'absence de nom de nombres étayerait l'hypothèse (Sapir/Whorf) formulée au début du siècle sur le fait que les compétences varient largement d'un peuple à un autre, en fonction de la capacité d'expression de leur langue.
La cristallisation des nombres.
Pour Pierre Pica et Stanislas Dehaene, le fait que les Mundurucus éprouvent des difficultés à réaliser des calculs arithmétiques exacts pourrait s'expliquer par leur manière de compter. Ils utilisent en effet une technique rudimentaire basée sur les doigts de la main et les orteils. Elle ne leur permettrait pas d'associer un nom de nombre à une quantité au-delà du chiffre 5. Or c'est cette opération (appelée cristallisation des nombres par les chercheurs) qui permettrait l'émergence d'une arithmétique précise et semblable à la nôtre...
Pierre Pica et Stanislas Dehaene souhaitent maintenant poursuivre leurs recherches sur les relations entre système arithmétique et système linguistique à l'aide de nouvelles études sur cette population fragile et menacée. Ils veulent également mieux comprendre l'impact de leurs recherches sur notre compréhension de la nature et de l'origine de la faculté de langage, et sur la variation linguistique.