Mais en plus de son caractère terrestre, le serpent symbolise aussi et surtout la nature primordiale. En effet, «les enfers et les océans, l’eau primordiale et la terre profonde ne forment qu’une matière première, une substance primordiale, qui est justement celle du serpent. Esprit de l’eau première, il est l’esprit de toutes les eaux, que ce soit celles du dessous, celles qui courent à la surface de la terre, ou celles du dessus». Ainsi le serpent est-il lié à la froide, gluante et souterraine nuit des origines : «Tous les serpents possibles, écrit Hermann von Keyserling, forment ensemble une unique multiplicité primordiale, une indénombrable chose primordiale, qui ne cesse de se détériorer, de disparaître et de renaître.» Le serpent symbolise donc la vie. En effet, quelle est donc cette chose primordiale sinon la vie dans sa latence, ou, comme le dit Keyserling, la couche de vie la plus profonde ? Elle est le réservoir, le potentiel d’où proviennent toutes les manifestations. «La vie des bas-fonds doit précisément se refléter dans la conscience diurne sous la forme d’un serpent», ajoute cet auteur, et il précise : «les Chaldéens avaient un seul mot pour Vie et Serpent». Pour René Guénon, le symbolisme du serpent est effectivement lié à l’idée même de la vie ; en arabe, le serpent se dit al hayyah, et la vie al hayat». Et d’ajouter, ce qui est capital, qu’al Hay, l’un des principaux noms divins, doit se traduire non par le vivant, comme on le fait souvent, mais par le vivifiant, celui qui donne la vie ou qui est le principe même de la vie. Le serpent visible n’apparaît donc que comme la brève incarnation d’un Grand Serpent invisible, causal et atemporel, maître du principe vital et de toutes les forces de la nature. C’est un vieux dieu premier et viscéral que nous retrouvons au départ de toutes les cosmogenèses, avant que les religions de l’esprit ne le détrônent. Il est ce qui anime et ce qui maintient. Sur le plan humain, il est le double symbole de l’âme et de la libido: «Le serpent, écrit Gaston Bachelard, est un des plus importants archétypes de l’âme humaine.»
On retrouve bien sûr les images dans les représentations cosmologiques et mythologiques indiennes. Ainsi, dans les doctrines tantriques, la Kundalinî est le serpent de Shiva, source de toutes les énergies (shakti) sexuelles et spirituelles censées se trouver lovées à la base de la colonne vertébrale, sur le chakra de l’état de sommeil. Et lorsque celle-ci s’éveille, «le serpent siffle et se raidit, et l’ascension successive des chakras s’opère : c’est la montée de la libido, la manifestation renouvelée de la vie» (L.Frédéric). D’ailleurs, du point de vue macroscopique, la Kundalini a pour homologue le serpent Ananta, qui enserre de ses anneaux la base même de l’axe de l’univers. Associé à Vishnu et à Shiva, celui-ci symbolise en effet le développement et la résorption cyclique, mais, en tant que gardien du nadir, il est le porteur du monde dont il assure la constance et la stabilité. Mais Ananta, c’est d’abord et surtout le serpent de l’infini, de l’immensité et de l’éternité.
En fait, toutes ces significations ne sont qu’autant d’applications, dans un domaine déterminé, du mythe du Grand Serpent originel, qui exprime ainsi l’indifférencié primordial. Il est considéré à la fois comme le début et la fin de toute manifestation. Et ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la langue sanskrite a choisi le mot Shesha, le reste, pour désigner le serpent Ananta, car le naga à mille têtes est pour les indiens le vestige des mondes disparus ainsi que le germe des mondes à venir. Et c’est ce qui explique justement l’importance tant accordée dans bon nombre de mythologies et de cosmologies à la signification eschatologique du serpent (antiquité d’Égypte, de Chine, de Grèce, du Mexique, etc.).
Il y aurait beaucoup à dire sur la mystique et la symbolique du serpent, qui ont ainsi constitué une constante de la pensée humaine, dont l’analyse pourrait à elle seule monopoliser plusieurs articles de ce genre. Disons simplement, pour nous résumer, que l’espèce rampante est mise en relation, depuis toujours, avec les idées de ciel, de corps céleste, d’univers, de nuit des origines, de matière première, d’axe du monde, de substance primordiale, de principe vital, de vie, de vie éternelle même, d’énergie sexuelle ou spirituelle.
Elle correspond aussi aux idées de vestige des créations passées et de germe des créations futures, de développement et de résorption cyclique, de longévité, de multitude indénombrable, d’abondance, de fécondité, d’immensité, de totalité, de stabilité absolue, de mouvement ondulatoire sans fin, etc.
Autrement dit, depuis un temps immémorial et chez tous les peuples de la terre, le serpent, en plus des symboles terrestre et aquatique, incarne la notion même de l’infini et de l’éternité. A tel point que la représentation simplifié (lové sur lui-même se mordant la queue) d’Ananta (qui, rappelons-le, signifie littéralement qui n’a pas de fin), a même inspiré l’ouroboros, notre propre symbole de l’infini en mathématiques.
Au fait, peut-être même que le serpent qui tenta Ève en Éden était un cobra...