L'Échiquier du mal | |
Auteur | Dan Simmons |
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Genre | Roman |
Version originale | |
Titre original | Carrion Comfort |
Éditeur original | Warner Books |
Langue originale | Anglais |
Pays d'origine | États-Unis |
Lieu de parution original | États-Unis |
Date de parution originale | 1989 |
Version française | |
Traducteur | Jean-Daniel Brèque |
Éditeur | Éditions Denoël |
Date de parution | 1992 |
L'Échiquier du mal (titre original : Carrion Comfort) est un roman fantastique de l'auteur américain Dan Simmons paru en 1989.
Saul Laski est un Juif rescapé du camp d'extermination de Chełmno en 1942 pendant la Seconde Guerre mondiale. Pendant près de quarante ans, il traque sans relâche son tortionnaire nazi de l'époque, l'Oberst, disparu sans laisser de traces après la guerre. Puis, au mois de décembre 1980, une série de meurtres inexpliqués à Charleston en Caroline du Sud remet Saul sur la piste de son ancien bourreau.
Le titre original du roman de Dan Simmons, Carrion comfort, est le titre d'un poème écrit vers 1885 par le poète britannique et prêtre jésuite Gerard Manley Hopkins. Ce poème, dont le titre signifie « putride réconfort », décrit les efforts acharnés du poète pour résister au « gouffre de désespoir profond et sans avenir » qui s'ouvre à lui.
Le roman s'ouvre sur les trois premiers vers de Carrion Comfort. Le second livre de l'Échiquier du mal met en exergue une autre citation de Gerard Manley Hopkins tirée d'un poème sans titre : I wake and feel the fell of dark, not day. Enfin, le troisième et dernier livre du roman débute par une ultime citation du poète britannique, tirée du poème No worst, there is none. Pitched past pitch of grief.
Le titre et les différentes citations de Gerard Manley Hopkins placent d'emblée l'œuvre de Dan Simmons sous le signe de la douleur, de la souffrance, de l'acharnement à survivre et pointent vers les potentialités infinies de l'esprit qui sont, dans le bien ou dans le mal, au cœur du roman.
L'Échiquier du mal de Dan Simmons est paru aux États-Unis en 1989 et en France en 1992. Composé d'un prologue, de trois livres divisés en 78 chapitres et d'un épilogue, ce roman fantastique fait des emprunts nombreux aux thrillers, aux romans d'horreur, d'espionnage et d'action. Dan Simmons fait d'ailleurs du personnage dénommé Bob Joe Gentry un amateur de polars (avec John D. MacDonald, Robert Parker, Donald Westlake), de thrillers (avec Robert Ludlum, Trevanian, John le Carré, Len Deighton) et de romans d'épouvante (avec Stephen King, Steve Rasnic Tem), donnant ainsi au lecteur la clé de ses propres sources d'inspiration. À ce propos, L'Échiquier du mal a fait dire à Stephen King que Dan Simmons était son concurrent littéraire le plus sérieux.
Dan Simmons n'a pas négligé les aspects historiques de son récit, en rendant de manière très réaliste et bien documentée la vie dans les camps d'extermination ainsi que l'idéologie et les exactions du régime nazi pendant la Seconde Guerre mondiale.
Dan Simmons a présenté lui-même certains aspects de la thématique de L'Échiquier du mal dans la revue Ténèbres, no 1, janvier 1998.
Le « Talent » permet aux personnages du roman qui en sont dotés de s'insinuer dans l'esprit d'une personne, de la contrôler, de la conditionner et de la manipuler. Le talent donne alors un pouvoir absolu sur autrui. Les personnages du roman associent occasionnellement leur Talent aux recherches de Franz Anton Mesmer sur le magnétisme. Les « Neutres » sont des personnes insensibles aux attaques psychiques. Si les personnages dotés du « Talent » sont comparés à des « vampires psychiques » - ce qui les range d'emblée dans un genre traditionnel de la littérature fantastique -, leurs victimes en revanche ressemblent plutôt à des « morts-vivants », avec leur encéphalogramme plat et leur insensibilité totale aux blessures et autres amputations diverses par blocage psychique de la douleur.
Dans le roman, le docteur Saul Laski localise l'origine du Talent dans le bulbe rachidien. Le pouvoir psychique ne serait donc pas une mutation génétique ou une forme de l'évolution de l'espèce, mais plutôt un archaïsme psychique de prédateur, antérieur à l'homo sapiens. Dans le roman, la thèse de la régression développée par Saul Laski s'oppose frontalement à l'approche du colonel nazi Wilhelm von Borchert pour qui le « Talent » est la preuve tangible de l'existence d'une race supérieure, thèse défendue à son époque par l'Allemagne nazie.
D'un point de vue moral, Dan Simmons évoque au cours du roman les travaux du chercheur américain Lawrence Kohlberg pour expliquer que les personnages dotés du « Talent » se situent au niveau 0 de l'échelle morale. Ce niveau 0 définit des êtres pour qui n'existe aucune distinction entre un acte criminel et un acte ordinaire.
Au cours de son roman, Dan Simmons explore et thématise les formes contemporaines de manipulation des êtres humains, qu'elles soient nuancées de méchanceté ordinaire, de sadisme, d'appât du gain ou de désir sexuel. L'auteur décrit par exemple la manipulation traumatisante d'enfants par des parents pervers (Anthony Harod), l'exploitation sexuelle de l'ambition des acteurs de cinéma (Shayla Berrington), la manipulation et l'humiliation sadiques d'êtres physiquement et psychiquement diminués en temps de guerre (Saul Laski manipulé par l'officier nazi Wilhelm von Borchert), l'exploitation médiatique et financière de la foi et de la naïveté des croyants (James Sutter), la manipulation des milieux politiques à des fins personnelles (C. Arnold Barent), etc.
Les échecs structurent l'intrigue du roman de deux manières. D'un point de vue formel, les trois livres qui composent le roman portent des titres caractéristiques des différentes phases du jeu : « Ouvertures », « Milieu de partie » et « Finale ». Au niveau du récit, les échecs déterminent les modalités de l'affrontement qui oppose les membres de l'Island Club, dirigés par C. Arnold Barent, à l'ancien criminel nazi, Wilhelm von Borchert.
L'ultime partie d'échecs du roman, jouée avec des pièces humaines, est partiellement décrite, agrémentée de deux schémas de position des pièces et de quelques mouvements en notation algébrique. À l'instar de John Brunner dans son roman La Ville est un échiquier, Dan Simmons s'inspire d'une partie d'échecs célèbre pour organiser du point de vue narratif son grand duel final. Cette partie célèbre est la première du match qui opposa Bobby Fischer et Boris Spassky lors du championnat du monde d'échecs de 1972.
Non sans une pointe d'humour, Dan Simmons fait prendre au révérend Sutter le rôle du « fou » sur l'échiquier de la partie finale, le fou s'appelant « bishop » en anglais, ce qui signifie également « évêque ». Mais l'ironie de l'auteur est à son comble lorsqu'il fait gagner son personnage le plus cynique, le général nazi Wilhelm von Borchert, grâce à la célèbre « Défense Tarrasch », du nom de Siegbert Tarrasch, un joueur d'échecs juif allemand du début du XXe siècle.
Dans l'histoire de la littérature, les échecs entretiennent des liens étroits et souvent ambigus avec le psychisme. Dans Le Joueur d'échecs de Stefan Zweig, par exemple, la mémorisation de parties d'échecs notées dans un livre évite au héros de sombrer dans la folie induite par son enfermement, tandis que dans La Défense Loujine de Vladimir Nabokov, l'obsession des échecs fait basculer le psychisme du héros Loujine dans les affres de la déraison. Chez Dan Simmons, les échecs sont le moyen le plus raffiné qu'ont trouvé des personnes de « Talent » pour s'affronter tout en anéantissant le psychisme des êtres humains qui leur servent de pions.
Le portrait des États-Unis que brosse Dan Simmons au fil de son roman aborde tous les aspects de la société américaine : un racisme endémique dans les États du Sud (Melanie Fuller), une mentalité réactionnaire déplorant la déchéance rampante de l'Amérique (Melanie Fuller, James Sutter), des Afro-américains pour qui le meilleur signe d'intégration sociale est l'ouverture d'une boutique dans un quartier résidentiel blanc (le père de Natalie Preston), des vétérans de la guerre du Vietnam qui attendent avec impatience la grande révolution (Daryl Meeks), des prosélytes religieux qui utilisent les médias pour financer leurs sociétés religieuses (James Sutter), des policiers obèses à l'intelligence vive déconsidérés par les Américains de la côte Est (Bobby Joe Gentry), la guerre des gangs dans les banlieues des grandes villes entre les Noirs et les Latinos (événements de Germantown), la corruption généralisée dans les milieux politiques et les grandes administrations stratégiques américaines (Colben, Haines), l'immigration clandestine à la frontière mexicaine et les exactions policières associées, l'omniprésence de la violence et les forts taux de criminalité qui gangrennent la société américaine (analyses de Saul Laski),etc. Sans concessions pour son propre pays, Dan Simmons semble jeter un regard désabusé sur la société américaine des années 1980 qui apparaît sclérosée, divisée par de forts clivages sociaux et culturels et minée par un racisme tenace doublé de violences urbaines.
Dan Simmons mêle au cours du récit la fiction et l'histoire réelle. C'est ainsi que ses personnages fictifs rencontrent des personnalités historiques contemporaines de l'intrigue (1980-1981). L'auteur fait intervenir dans son récit Henry Kissinger, Ronald Reagan, Jimmy Carter, l'Ayatollah Khomeini - lui aussi doté du « Talent » -, le chancelier de l'Allemagne fédérale, Helmut Schmidt, et enfin Simon Wiesenthal, le célèbre « chasseur de criminels nazis ».
Dan Simmons va même jusqu'à expliquer des événements historiques par des éléments de fiction directement liés à son intrigue : la mort de John Lennon aurait été mise en scène par son personnage Nina Drayton, le tueur Charles Manson aurait été manipulé par son personnage Wilhelm von Borchert et le meurtre de Lee Harvey Oswald par Jack Ruby aurait été également organisé par Wilhelm von Borchert.
Il est également à noter que le souhait du révérend James Sutter dans le roman - qui attend avec ardeur l'avènement d'un président « réellement chrétien » -, sera exaucé une vingtaine d'années plus tard avec l'investiture de George Herbert Walker Bush ! Enfin, pour anecdote, un William Borden existe et il est effectivement producteur de cinéma aux États-Unis.
Tous les personnages malfaisants que Dan Simmons met en scène dans son roman font partie d'une élite sociale, soit par leur origine aristocratique (Wilhelm von Borchert), soit par leur fortune personnelle (C. Arnold Barent, Anthony Harod), soit par leur position hiérarchique dans la haute administration américaine (Charles C. Colben, Nieman Trask). Ces personnages qui jouissent d'un pouvoir financier et politique exorbitant ne trouvent plus guère d'excitation que dans le meurtre, l'ultime source d'émotions fortes lorsque tous les besoins matériels ont été assouvis, l'ultime rempart face à l'ennui. C'est justement ce besoin de ressentir toujours plus d'excitations qui conduit l'officier nazi Wilhelm von Borchert à vouloir un « changement d'échelle » pour le Jeu : jouer avec des pièces qui ne seraient plus des êtres humains, mais des nations entières.
Toutes proportions gardées, et sans négliger les différences historiques et culturelles qui séparent les deux œuvres, le problème de fond du roman de Dan Simmons pourra évoquer chez le lecteur francophone quelques souvenirs des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Les deux romans inscrivent en effet dans leur époque des personnages décadents qui s'épuisent dans la pratique à la fois concertée et concurrentielle d'un jeu cruel dont la règle et le principe sont la manipulation d'autrui, que celle-ci s'exerce sur le plan sexuel (Laclos) ou psychique (Simmons). On peut y lire également quelques souvenirs du Marquis de Sade dans le fait d'utiliser des gens de faible condition pour assouvir ses propres besoins pervers.
Le besoin de stimuli toujours plus forts conduisant les criminels à envisager des changements d'échelle sera illustré de manière très documentée quelques années plus tard dans Les Racines du mal de l'auteur français Maurice G. Dantec.