Pierre Thuillier | |
Naissance | 1927 |
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Décès | 28 09 1998 |
Nationalité | Française |
Profession(s) | philosophe français |
Autres activités | historien des sciences |
Pierre Thuillier (1927- 28 septembre 1998), était un philosophe français. Il a enseigné l’épistémologie et l’histoire des sciences à l’université Paris VII. Il a participé à la rédaction de la revue La Recherche, comme chef de rubrique, de sa création jusqu’en 1994. Il a publié de nombreux livres et articles sur les rapports entre la science et la société.
Un partie importante des écrits de Pierre Thuillier est consacrée à montrer comment se passe, de façon effective, l’émergence de la découverte scientifique. Cette découverte ne se produit jamais pour des raisons parfaitement rationnelles, contrairement aux discours officiels sur la question. Elle est au contraire ponctuée d’interrogations ou d’a priori religieux, politiques, de tricheries variées, de théories farfelues et d’erreurs diverses. Le livre le plus illustratif de cette réalité est Le petit savant illustré (1980). Ce recueil d’articles est le premier «classique» de l’auteur, qui contribua à le faire connaître en dehors d’un cercle d’initiés. Plusieurs raisons expliquent l’impact de cet ouvrage :
Le livre est clos par une postface de taille importante intitulée «contre le scientisme»; celle-ci explicite les enjeux et reste l’un des textes fondamentaux de Thuillier. L'auteur résume son esprit lors d'un entretien paru à l’époque dans Libération : «Oui, je tiens à critiquer le mythe de la ‘science pure’. Selon ce mythe, la Science serait transcendante aux autres activités sociales ; elle serait une construction absolue, objective, neutre (…) Je préfère pour ma part une approche plus réaliste; [La science] est tout de même une construction humaine ; elle a une histoire et elle est enracinée dans tout un contexte social.»
Thuillier a combattu l’idée que toute science était nécessairement neutre. Il s’est longuement efforcé de montrer les implications sociales de la science, dans divers ouvrages :
Le darwinisme est la théorie de l’évolution des espèces ; élaborée par Charles Darwin, elle reste, sous une forme retouchée (intégrant notamment les apports de la génétique), la théorie contemporaine de l’évolution. Le darwinisme est un thème visiblement important chez Thuillier. Dès 1979, il se positionne comme un bon connaisseur du sujet, notamment dans une série d’entretien sur France Culture animée par Emile Noël, et repris en livre sous le titre Le darwinisme aujourd’hui. P. Thuillier participe à deux entretiens avec l’auteur :
Ce dernier entretien paraît significatif : après des discussions avec huit scientifiques souvent en désaccord entre eux, c’est à Thuillier que l’on s’adresse pour faire le point. Non, d’ailleurs, qu’il tranche parmi les thèses en présence, mais il apporte un recul nécessaire. Ce recul est peut-être lié au fait que Thuillier ne s’intéresse pas seulement au darwinisme comme théorie scientifique et «idéologie» contemporaine, mais aussi en historien. Cette approche est caractéristique dans son livre consacré à Darwin et Cie (1981) : la moitié des articles concerne les idées de Darwin lui-même et de ses contemporains (Galton, Agassiz). Thuillier a également rédigé la préface d’un ouvrage de Darwin, La descendance de l’homme, à l'occasion de sa réédition chez Complexe.
La sociobiologie est une théorie «scientifique» élaborée à partir de 1975 par des biologistes surtout étatsuniens dont les plus connus sont O. Wilson, R. Dawkins et D. Barash. Cette théorie reprend et combine les idées de Darwin avec le comportementalisme (behaviorism en anglais), le tout structuré autour du gène (ou du groupe de gènes) considéré comme entité partiellement explicative. Animaux comme humains représentent surtout opérationnellement, dans cette optique, le support de leurs gènes. Beaucoup de comportements humains et animaux s’expliquent alors par l’intérêt «égoïste» des gènes qu’ils portent, qui n'est ni celui de l'individu ni même celui de l'espèce en tant que telle : les gènes qui se sont répandus sont simplement ceux qui se diffusent le mieux. Les sciences humaines ou psychologiques, la morale ou la religion, ayant ignoré cet élément, se condamnent à ne pas réussir dans leurs objectifs. Dans la pratique, le concept du gène égoïste ne prétend pas aujourd'hui tout expliquer, mais fournir des clés de compréhension des comportements. Voir par exemple The Mating Mind de Geoffrey Miller.
De nombreux auteurs (au rang desquels Marshall Sahlins et Claude Lévi-Strauss) ont réagi contre cette vision. Thuillier a lui-même beaucoup critiqué la sociobiologie comme exemple de ce scientisme qu'il combattait. Il lui a consacré un livre complet, Les biologistes vont-ils prendre le pouvoir ?, ainsi que divers articles, par exemple le chapitre 6 des Passions du savoir, ou bien son article dans L’État des sciences.
L’évolution de Thuillier est visible à travers notamment les titres et les sous-titre de ses livres. On voit que l’on part de titres amusants pour passer à des titres et sous-titres explicites, et terminer avec un titre plutôt provocateur. Cela correspond à une évolution effective des recueils, au fil desquels la remise en cause des prétentions rationalistes se fait de plus en plus forte.
Il est ainsi plus facile de comprendre l’évolution la plus récente de Thuillier, qui l’a amené à critiquer non seulement le scientisme, mais l’ensemble des prétentions de l’Occident, notamment celle qui consiste à tout appréhender à travers la rationalité, et donc à nier ce qui se situe en dehors (la “poésie”, pour reprendre son terme). C'est ce qui l'a amené à écrire La grande implosion (1995). Cet essai, sérieux dans son propos, est bâti sur une trame de science-fiction : il s’agit d’un rapport prétendument rédigé par un groupe de travail et publié en 2081, qui traite donc d’un évènement historique, qui se situe dans notre proche avenir. Et quel évènement ! Rien de moins que l’implosion de l’Occident. Parmi les auteurs cités, une place spéciale doit être réservée au Professeur Dupin, inspirateur du Groupe de travail et ayant vécu dans la première moitié du XXIe siècle, que l’on peut considérer comme tenant le rôle de porte-parole de l’auteur. La thèse centrale est simple : l’échec de l’Occident est avant tout culturel, et il s’apprête à mourir à cause de la cécité qui l’aveugle sur ses propres réalisations. Les sciences, la technique, l’économie, la vie urbaine figurent parmi les principales croyances que la civilisation occidentale s’avère être incapable de remettre en cause. Thuillier cite Durkheim : une société est constituée «avant tout par l’idée qu’elle se fait d’elle-même». Selon lui, le drame de la société occidentale est qu’elle se fait d’elle-même une idée radicalement fausse. Thuillier insiste, d’une façon surprenante au premier abord, sur l’absence de spiritualité et de poésie dans l’occident contemporain. Il écrit : «si l’Occident s’était effrité, s’il s’était culturellement décomposé, c’était parce qu’il avait fini par perdre tout sens poétique». Ou encore : «Sans poètes, pas de mythes ; et sans mythes, pas de société humaine ; c’est-à-dire pas de culture». Et de qualifier de poète des auteurs tels que Durkheim, Novalis ou Albert Camus. L’auteur cite de nombreux «scientifiques» ou «ingénieurs», du Moyen Âge (Roger Bacon) à nos jours (Einstein), en passant par la Renaissance (Galilée ou Léonard de Vinci), esquissant une espèce d’histoire de la mentalité occidentale, à travers le prisme des sciences et des techniques. Il estime que tout a commencé au XIIe siècle, dans les phénomènes d’urbanisation qu’on a constaté à cette époque, avec l’apparition d’une nouvelle catégorie sociale : le «marchand». Lequel, associé à «l’ingénieur», a initié cette approche purement matérialiste du monde qui s’est développée en Occident, à travers notamment la science et l’économie.