Kirinyaga, de l'auteur américain Mike Resnick, est un recueil de 10 nouvelles de science-fiction qui forment un roman cohérent, composé d'un prologue, de 8 chapitres et d'un épilogue.
En 1987, l'auteur américain Orson Scott Card demande à Mike Resnick d'écrire une nouvelle pour Eutopia, un recueil de nouvelles de science-fiction. Le projet consiste à inventer des sociétés utopiques bâties sur des planétoïdes et répondant à deux contraintes narratives : chaque société utopique doit être décrite de l'intérieur par un personnage qui y croit et doit autoriser à partir quiconque en ferait la demande. Mike Resnick participe au projet et remet sa contribution, Kirinyaga (le premier chapitre du futur roman), à Orson Scott Card lors de la « Convention mondiale de science-fiction » de Brighton en Grande-Bretagne. Cette nouvelle est publiée en 1988 dans le « Magazine of fantasy and Science Fiction » et reçoit le prix Hugo.
Dès le départ, la nouvelle Kirinyaga est conçue par Mike Resnick comme le premier chapitre d'un futur roman. Il décide ensuite d'écrire chaque chapitre de ce roman séparément afin de le publier sous forme de nouvelle indépendante. C'est finalement en 1998 que paraît le roman dans sa forme définitive.
C'est une scène vécue lors d'un safari africain qui donne à l'auteur l'idée de l'utopie kikuyu : une femme kikuyu porte 40 kilos de bois sur ses épaules, tandis que son mari, sans fardeau, la tête haute, avance tranquillement devant elle.
Étalée sur une durée de 10 ans, de 1987 à 1997, la rédaction chapitre après chapitre de Kirinyaga accompagne toute la « période africaine » de Mike Resnick, marquée par des romans comme Ivoire (1988) et la trilogie Paradis (1989), Purgatoire (1993) et Enfer (1993).
Mike Resnick considère que c'est le chapitre-nouvelle « Kirinyaga » qui a fait sa réputation, mais sa préférence personnelle va au chapitre-nouvelle « Toucher le ciel ». En revanche, l'auteur regrette le manque d'ambiguïté narrative de la nouvelle intitulée « Bwana » qui en fait d'après lui le chapitre le moins bien réussi du roman.
Mike Resnick nous présente les principaux aspects de la vie quotidienne d'une société traditionnelle dont l'élément caractéristique est l'immuabilité des rites et coutumes. Sans émettre le moindre jugement de valeur, l'auteur décrit la mythologie kikuyu, les rites de la circoncision et de l'excision, le travail pénible et soumis des femmes, la coutume de la dot qu'un homme doit payer pour chaque nouvelle épouse et enfin l'étonnante écologie kikuyu qui, dans le cycle de vie humaine, donne un rôle régulateur aux animaux : les infirmes et les vieux en fin de vie sont donnés en pâture aux hyènes pour qu'elles ne meurent pas de faim et qu'elles continuent de tuer les herbivores sauvages qui pourraient ruiner les cultures et les pâturages du bétail des kikuyus.
Paradoxalement, c'est Koriba, un Kenyan qui a fait ses études en Europe et aux États-Unis, qui tente de protéger son peuple de toutes les influences néfastes de l'occidentalisation. Cet homme qui a obtenu un doctorat de troisième cycle dans l'une des plus grandes universités américaines interdit à son peuple tout accès à la lecture et à l'écriture qu'il considère comme des outils d'asservissement et de déculturation. C'est ce même sorcier, le mundumugu, qui dit des prières et confectionne des gris-gris pour faire tomber la pluie, tandis qu'il demande par courrier électronique à l'Administration des Utopies de modifier la trajectoire du planétoïde pour augmenter la pluviométrie. C'est toute cette ambiguïté qu'incarne le personnage principal du roman. Mais il ne réussira finalement pas à empêcher les mères kikuyus de vouloir faire soigner leurs enfants par des médecins occidentaux, il ne pourra empêcher les jeunes de réfléchir à leur monde et d'exprimer leurs doutes sur certaines de leurs traditions.
Au cours du roman, Mike Resnick évoque le conte d'Andersen dans lequel un jeune Hollandais tente de colmater les fissures d'une digue avec ses dix doigts, en vain : le monde traditionnel figé que Koriba pensait pouvoir préserver ne peut résister aux intrusions d'une modernité qui, si elle efface toute identité culturelle propre, apaise les souffrances physiques et insinue la réflexion et l'indépendance de pensée là où la vie coutumière impliquait la contemplation et la soumission.
Dans un monde kikuyu traditionnel qui ne connaît ni la lecture, ni l'écriture, la transmission orale de fables reste le meilleur moyen d'éduquer les enfants de la tribu. Koriba le sorcier utilise de nombreuses fables qui problématisent de manière très imagée la notion d'identité culturelle :
Le vieux sorcier tente de protéger sa communauté utopique de ce qui la menace de l'extérieur ou de l'intérieur et de faire comprendre aux jeunes Kikuyus que leur identité culturelle est à la fois fondée et garantie par leurs traditions ancestrales. Koriba le sorcier distingue deux grandes identités culturelles qu'il ne cesse d'opposer dans les discours qu'il tient à son peuple : le Kenyan et le Kikuyu. Le Kenyan est l'habitant acculturé d'un pays désormais soumis aux modes de pensée et aux techniques modernes occidentales, et donc irrémédiablement coupé de ses racines traditionnelles, tandis que le Kikuyu est resté attaché à ses traditions ancestrales et tire toute sa fierté culturelle de la lutte de ses ancêtres pour l'indépendance de son pays (la révolte des Mau Mau menée par Jomo Kenyatta).
Afin de renforcer encore l'opposition entre ces deux identités inconciliables, le vieux sorcier n'hésite pas à cacher à son peuple une partie de la vérité : le héros des Kikuyus portait bel et bien un nom britannique, Johnstone, et la révolte des Mau Mau, loin d'être un succès, fut réprimée dans la violence et dans le sang par les troupes britanniques dans les années 1950.
Mike Resnick utilise pour son roman de nombreux vocables tirés non pas de la langue Kikuyu, mais du Swahili. Le vieux Koriba explique à une Américaine immigrée sur Kirinyaga que le Kikuyu est une langue morte et que seul le Swahili est commun à tous les membres de la communauté. De nos jours, le Kikuyu est encore parlé par 22% de la population du Kenya.
Lexique swahili utilisé par Mike Resnick :
Le lexique swahili qu'utilise l'auteur illustre trois éléments fondamentaux de la vie coutumière des Kikuyus : un mode de vie dans le respect des traditions ancestrales (tenues vestimentaires, constructions, répartition des terres), une société totémique basée sur les rites de passage et structurée par strates générationnelles (circoncision, épreuve de vérité, malédiction, respect des anciens et du sorcier, initiation des jeunes) et le rapport de l'homme à son environnement écologique et totémique (animaux).
Le monde utopique de Mike Resnick répond formellement aux critères que lui avait imposés Orson Scott Card lors de sa proposition de contribution à un recueil de nouvelles : chaque citoyen a le droit de quitter la société utopique s'il le souhaite et le narrateur doit appartenir à la société utopique et croire en sa réussite.
La dimension typiquement science-fictionnelle de l'utopie de Mike Resnick apparaît dans le fait de pouvoir bâtir une utopie sur un planétoïde dans le cadre institutionnel formalisé d'un « Conseil des Utopies ». Chaque utopie est créée en accord avec le Conseil des Utopies sur la base d'une charte que s'engagent à respecter les deux parties. Chaque utopie est administrée par ses concitoyens et surveillée par l'Administration des Utopies. En cas de conflit avec l'administration, les citoyens des utopies peuvent porter plainte à un « Tribunal des Utopies ». Mike Resnick invente donc un système politique structuré à la manière d'un État, à la seule différence que la création d'un nouvel État utopique peut faire suite à une demande motivée par des Terriens volontaires. La structure politique qui garantit à chaque utopie sa souveraineté dans le respect de la charte fondatrice et les contraintes narratives imposées par Orson Scott Card n'empêchent pourtant pas les protagonistes de se poser tout au long du roman une question fondamentale : « Qu'est-ce qu'une utopie ? »
Quel prix faut-il payer pour assurer le bonheur de la communauté kikuyu ? Dans le roman, le prix demandé par le sorcier Koriba est le refus de tout apport occidental extérieur, même s'il faut pour cela laisser mourir des enfants malades. Mais lorsqu'un médecin de l'Administration des Utopies soigne les enfants, les femmes se mettent à douter. N'y a-t-il pas finalement autant de conceptions d'une utopie qu'il y a d'idées du bonheur chez les hommes ? Le sorcier Koriba peut-il avoir raison, seul contre tout le village ? Comme le souligne un personnage du roman, le mot « utopie » est d'origine occidentale : les Kikuyus n'ont traditionnellement aucun mot et aucun concept qui corresponde à la notion même d'utopie. Dans ces conditions, l' « Utopie kikuyu » n'est-elle pas une contradiction dans les termes qui vouerait tout projet de ce type à l'échec ?
L'apport le plus philosophique de Mike Resnick concernant la question de l'utopie est sans doute la compréhension qu'en a Koriba à la fin du roman. Une utopie n'est pas tant un espace ou un lieu (topos en grec) protégé ouvert à un idéal territorialisé, mais bien plutôt un élément inscrit dans le temps, un « moment » privilégié à ne surtout pas rater ! L'utopie, c'est ce moment d'équilibre, cet ultime moment de grâce, juste avant que tout ne bascule à nouveau dans le chaos du doute, des forces de progrès et de la remise en cause des principes fondateurs d'une civilisation.