Les univers parallèles et les réalités selon Dick. La célébrité d’Ubik est largement due à la superposition de plusieurs thèmes, et chaque lecteur trouve son bien dans ceux de ces thèmes qui le touchent personnellement. Pour Dick, il s’agit des différents niveaux de réalité qu’il perçoit réellement lui-même, à sa manière. Il y a la réalité banale, sociale et politique qu’il passe au crible d’une critique radicale à l’aide de son coup d’œil très acéré. Il y a la réalité de ses visions hallucinatoires qui n’ont pas besoin de drogues pour se développer. Il y a aussi une réalité métaphysique et religieuse supérieure. Les lecteurs français des années 1970 ont privilégié la critique politique et sociale, très présente dans ses romans des années soixante. Les lecteurs plus tardifs (américains, souvent, mais pas toujours) ont été excités par sa dernière période, la plus mystique (La Trilogie divine), et ils en ont même fait des opéras. Toutes ces couches sont présentes dans tous les romans de Dick, dans toutes ses périodes, mais c’est certainement dans Ubik qu’il joue le mieux avec ces réalités. L’utilisation systématique des univers parallèles et des strates temporelles permet une écriture romanesque à plusieurs couches, racontant des histoires différentes. Dick met en œuvre le « chat de Schrödinger » : ses héros sont-ils morts ? Sont-ils vivants ? Les deux, bien sûr.
Quand un simulacre discute avec un autre simulacre. Dans un univers parallèle, Glen Runciter est mort. Il est en « semi-vie » dans un moratorium où, à côté de son épouse, il continue à diriger sa société. Dans un autre univers, il est un Dieu Démiurge qui surveille et parle en oracles sibyllins à ses employés. Dans les conversations délirantes, burlesques et déprimantes (tout ça à la fois ! chapitre 10) entre l’image télévisée de Runciter (mort ou vivant ?) et Joe Chip (vivant ou mort ?), bref, entre deux simulacres, le lecteur — désorienté et ravi — a l’impression que ces univers parallèles sont ondulés et ne cessent d’avoir des intersections ; le récit passe d’un univers à l’autre, allègrement : « Runciter a été tué dans l’explosion (dit l’un) – Nous avons tous été tués dans l’explosion (affirme l’autre) – Vous dites des âneries (coupe une troisième) ». C’est comme « l’image de la maison (qui) était instable, elle palpitait, comme si l’édifice oscillait alternativement entre la réalité concrète et une insubstantialité incertaine. » (chapitre 12). Où sommes-nous ? Dans un univers où l’on meurt si l’on reste seul. Où personne ne voit ce que voient les autres. Où tout peut se passer, et son contraire.
Dans un des univers parallèle, le temps régresse. Ainsi ce que dit la très belle et très désirable Wendy : « Et nous, ça (la chaleur après l’explosion de la bombe) nous fait vieillir ? Je me sens vieille. Je suis vieille ; votre paquet de cigarette est vieux ; nous sommes tous vieux à cause de ce qui s’est passé. » Dans quel sens va le temps ? : « De quand date cet annuaire ? – Il remonte à deux ans. – C’est impossible, il y a deux ans ce vaisseau n’existait pas. Tout ce qui est à bord est récent. – Runciter a peut-être fait des économies de bouts de chandelle » : Dick mêle une expérience inédite, à la fois existentielle et métaphysique, à des réflexions burlesques sur la radinerie du grand patron.
Brio narratif. Dick fait merveille dans les épisodes de discussions entre Joe Chip et ses collègues. Dans les chapitres 8 et 9, ils observent ces objets quotidiens (cigarettes desséchées, annuaires périmés, monnaie démodée, denrées putréfiées) qui vieillissent autour d’eux. Leur monnaie est refusée par les machines mais ils la vendent fort bien à des collectionneurs d’antiquités. Eux-mêmes se sentent vieillir, la mort et le froid les menacent. Le brio du récit est jouissif, mais l’émotion née de la proximité de la mort réelle des proches (mort non abstraite, comme dans trop de récits d’aventures) est prégnante : « À l’intérieur un tas recroquevillé, déshydraté… les lambeaux décomposés … la chose s’était ratatinée … sous la pression de sa main les membres se déployèrent, réduits à de fines extensions osseuses qui bruissaient comme du papier. La chevelure paraissait immense ; raide et emmêlée, elle voilait la face comme un nuage noir. » : qui est la nouvelle victime de cette puissance de mort qui a envahi tout l’univers et fait régresser le temps ? On retrouve ce même brio dans le chapitre 11 où le groupe de neutralisateurs discute pour savoir comment calculer la date où le monde a régressé et où il faut repérer les manifestations de Runciter. Toutes ces histoires sont racontées dans un style rapide et serré qui nous rappelle que (malgré ce qu’aiment souvent écrire certains commentateurs), Dick est un habile professionnel qui sait mener tambour battant des histoires passionnantes sur des sujets complexes et tragiques. Dick était paranoïaque, et la paranoïa est une excellente source d’inspiration pour fournir des scénarios génialement tordus : il faut lire les monologues de Joe Chip (chapitre 10) sur la mystérieuse « force de régression » qui est elle-même soumise à la régression !
Dans le vaste répertoire des idées romanesques percutantes de Dick, il y a un humour constant. Les lecteurs repèrent immédiatement les vêtements grotesques des personnages. Le propriétaire du moratorium suisse : « À côté se tenait un individu à l’allure d’un scarabée, vêtu à la mode européenne : toge de tweed, écharpe pourpre, mocassin et bonnet violet en forme d’hélice d’avion. » Cette posture littéraire iconoclaste a été appréciée par les partisans du nouveau roman, pour prouver que Dick « déconstruisait » ses textes. Dans le même sens, on peut supposer que le nom du héros a été choisi à cause d’un sous-entendu comique, car ses ennemis le saluent d’un « Bonjour Mr Chip » (voir le lien !).
Les « petits détails qui tuent ». Joe Chip imagine son patron « Glen Runciter, debout et congelé dans un cercueil de plastique transparent orné de roses artificielles ». Humour grotesque, ou traitement par l’humour de l’angoisse devant la mort ? Le choix par la « figure divine » de Runciter de lutter contre la régression du temps à l’aide d’un « atomiseur » vanté par des publicités stupides est une idée profondément originale, drôle et terrible. Mais, attention ! Le temps qui régresse n’a pas que des inconvénients : l’usage des vieux appareils électroménagers démodés est gratuit ! Le cuir véritable du temps passé apparaît comme une vraie amélioration. Dick suggère beaucoup de choses dans ses histoires : derrière l’ironie, une vraie nostalgie. Mais Dick n’est pas dupe. Quand on connaît les intérêts de Dick pour l’histoire, on ne s’étonnera pas de se retrouver dans un monde en attente de la Seconde Guerre mondiale, avec sa technologie qui s’est substituée à la technologie moderne. Et Dick s’amuse à présenter tout un lot de petites uchronies qui lui permettent de présenter à la fois les avantages et les inconvénients (le racisme populaire d’avant-guerre, par exemple) de ces diverses époques.
Dick, capable d’une satire terrible contre la société où il vit (et qu’il transpose dans les sociétés futuristes de ses romans) est à la recherche d’amour et de compassion. Il s’attaque ostensiblement aux « machines homéostatiques » qui sont censées être au service des hommes, et qui en fait les oppriment (en leur réclamant toujours de l’argent). Derrière ces mécaniques, Dick vise certainement les êtres humains sans sentiments (dans Le Maître du Haut Château, ce sont les nazis). Le philosophe américain Fredric Jameson, philosophe marxiste — très passionné par Dick dans les années soixante-dix en qui il voit un auteur radical — estime que le thème de l’empathie très exploité par Dick est psychologiquement faux, mais qu’il est cependant très efficace du point de vue romanesque. Dick ne cesse de valoriser la vie en groupe : il retrouve ainsi le thème (également classique en S.F.) du Gestalt, ce qui correspond bien, par ailleurs, à ce qu’on sait de son mode de vie : Dick adorait les discussions en groupe et il transpose ce goût privé en un thème narratif efficace : seul moyen de sortir de ses angoisses intimes ? Seul moyen de sortir du traquenard narratif où vivent/meurent les héros de Ubik ?
Musique et religion. L’empathie va de pair avec des thèmes religieux (chrétiens) subtilement suggérés par Dick. Selon Pat, des psis seraient capable de « donner naissance sans fécondation » (Vierge Marie). Pour Joe, Runciter « a donné sa vie pour sauver la nôtre », mais on attend sa « résurrection » au moratorium (le Christ). Les références culturelles sont fréquentes chez Dick. Ici, il s’agit souvent de musique religieuse classique : Missa solemnis de Beethoven, Requiem de Verdi. On sait que Dick écoutait beaucoup de musique classique (et pas la musique pop censée accompagnée la culture hippy contemporaine de ses romans qui sont censés être eux-mêmes « psychédéliques »).
Runciter, un Démiurge gnostique ? Les références religieuses de Dick sont anciennes, et dans cette période de Ubik, sous l’influence de l’évêque Pike (connu en 1965), il s’intéresse aux religions gnostiques nées dans les marges du Judaïsme et du Christianisme naissant. Mais quand Dick construit ses univers parallèles qui opposent le monde « réel » (des vivants ?) et le monde « simulé » (des morts ?), une figure envahit peu à peu tout l’espace. C’est celle de Runciter : son visage apparaît sur les pièces de monnaies modernes (à la place de celle de Walt Disney !), sur les publicités au dos des pochettes d’allumettes (rappelons que Dick a un humour terrible), et dans des publicités télévisées particulièrement nulles. Ce visage de Runciter nous rappelle L’Œil dans le ciel ou Le Dieu venu du Centaure. Il peut passer de l’apparence du Dieu bon à l’apparence du terrible Démiurge, le créateur du monde mauvais tel que le voient les gnostiques – et les militants politiques radicaux que Dick a aussi fréquentés. Mais derrière, ou à côté, de cette figure du Démiurge, règne peut-être une figure diabolique féminine, ou plus réellement encore une figure démoniaque sadique et irresponsable. Là, il est question d’un authentique « Mal métaphysique ». La fin du roman (non résumée ici, suspens oblige) donne l’impression qu’en parallèle aux guerres que se livrent (dans le monde réel) les grands prédateurs capitalistes, il y a en coulisses (dans un univers parallèle métaphysique) une guerre autrement plus acharnée entre les forces du Bien et les forces du Mal que Dick ne suggère que par des allusions. Le génie de Dick : synthétiser toutes ces approches (politiques, religieuses, métaphysique, oniriques) en un grand roman à suspens mené à grand train.
Très tôt, Dick a traité le thème très moderne du simulacre, par exemple avec Le Temps désarticulé (1959) et Simulacres (1964). Avec Ubik, il est difficile de compter les simulacres, tant il y en a : les personnages, les situations, les paysages, le temps même, tout est susceptible d’être un simulacre. D’ailleurs, toute la trame narrative du roman est elle-même un simulacre.
L’effet narratif le plus fort du roman, c’est sa mise en scène du temps qui régresse. Dick le fait à sa manière : pas d’effets spéciaux grandiloquents, mais des « petits faits du quotidien » qui plongent ses personnages dans des abîmes de perplexité : des cigarettes séchées, des annuaires périmées (déjà dans Le Temps désarticulé), et du lait tourné qui rend Joe furieux d’avoir dépensé son argent pour « une tasse de café de l’an dernier ». Les univers parallèles sont suggérés par les dialogues des personnages. Ainsi lors de l’attente de la « résurrection » de Runciter au moratorium : « Nous avons de la chance d’être en vie. C’est nous, nous tous, qui pourrions être congelés la-bas. Et Runciter qui pourrait être assis dans ce salon aux couleurs loufoques. » Dans quel univers parallèle a lieu cette conversation ?
Si Ubik a tant plu aux amateurs de romans modernes dès sa sortie, c’est qu’il répondait à plusieurs critères de la modernité. Ses thématiques narratives mêlaient inextricablement des thèmes politiques critiques et des thèmes religieux et mystiques. Aujourd’hui, nous connaissons mieux la biographie de Dick, et nous savons que Dick avait des personnalités multiples que lui-même a mises en scène dans sa La Trilogie divine où il fait se contrer « Phil Dick », « l’écrivain sarcastique, et « Horselover Fat », son double mystique. Dick était bien tout à la fois un mystique et un critique du mysticisme. Les témoignages de ses proches montrent en lui un homme aimant la vie en groupe et les conversations passionnées : il adorait présenter des théories délirantes, mais on ne savait jamais si c’était pour faire rire, pour provoquer, ou pour tester une hypothèse risquée. On retrouve tout cela dans Ubik, aussi bien dans les dialogues des personnages que dans la structure du roman : il est clair que Dick met beaucoup de lui-même dans ce livre. Joe Chip, c’est lui. Glen Runciter, c’est lui. Les femmes, ce sont celles qu’il a épousées à certaines époque de sa vie et qui pouvaient être autoritaires comme Pat, ou douces comme Wendy.
La vie psychique de Dick était intense et elle débordait d’idées, d’images et de mots. Dick, on le sait, fonctionnait aux amphétamines : pour écrire (et vendre) les nouvelles et les romans qui faisaient vivre sa famille, il écrivait énormément et très vite. On dit qu’en se dopant, il avait pu écrire un roman en quinze jours, sans dormir. Dick avait une prodigieuse source d’inspiration : ses visions hallucinées qui occupaient son esprit et ses rêves. Un roman comme Ubik a un étonnant effet d’authenticité sur le lecteur : ce que dit Dick, malgré l’extravagance des situations, est vrai, vécu, émouvant et drôle à la fois. Tout cela touche le lecteur : ces « Univers parallèles », c’est bien ce qui décrit la vie intime de Dick pris entre le monde où il vit et les mondes hallucinés où l’entraine sa psyché richement tourmentée par le monde qui l’entoure (il était agoraphobe), par sa peur de la mort (on connaît l’histoire de sa sœur jumelle morte en très bas age, faute de soins ? parce que trop prématurée ?), par ses questions oppressantes sur l’existence du monde, sur l’existence de Dieu et sur la réalité de sa propre existence. Quand on a lu des biographies de Dick, on se rend compte que Dick projette sa bouillonnante intériorité dans son roman et qu’il ne cesse de faire partager ses puissantes émotions à son lecteur. Que ce soit à propos de ses relations avec les femmes ou avec la société, ou de sa peur de la mort.
Un roman déconstructionniste ? De qui se moque Dick ? Les aventures des psis (et des anti-psis) sont des thèmes classiques à la science-fiction (motif du mutant), mais Dick se livre à un jeu comparable à ce qu’il dit de la vieille employée de Glen Runciter venue déranger son patron : « Elle semblait à la fois avancer et reculer, manœuvre difficile que seule Mrs Frick était capable de mener à bien. Il lui avait fallu cent ans de pratique pour y arriver. » Dick use avec virtuosité de ces thèmes classiques, mais il ironise tout autant à leurs dépens : s’il ya des « psis » et des « anti-psis », pourquoi n’y aurait-il pas des « anti-anti-psis » ? Sont-ils alors des psis ? Quand Joe Chip affronte un monde dominé par un temps qui régresse, les objets modernes se transforment en objets de plus en plus anciens, de moins en moins en performants, mais Dick se débrouille, avec un humour ravageur, pour montrer que la valeur n’est pas obligatoirement dans la modernité. Ubik est à la fois un grand livre de science-fiction, mais aussi un grand roman « anti-science-fiction », ce qui explique peut-être sa récupération par le « mainstream ».
Dans les années soixante, un roman comme Le Dieu venu du Centaure avait été perçu comme le grand roman de la drogue (le LSD était à la mode en ces temps-là). Mais Dick ne se droguait pas : ses visions ne sont pas artificielles, ce sont ses visions personnelles, authentiques. C’est sans doute Ubik qui montre Dick jouant avec le plus de virtuosité littéraire avec ses perturbantes visons intimes qu’il transpose dans des histoires d’univers parallèles entre la Vie et la Mort, et de temps qui régresse.