La Nuit des temps devait être à l'origine un film d'André Cayatte, envisagé comme une superproduction à l'américaine, avec les moyens nécessaires pour donner vie à un scénario qui relevait de la Science-fiction pure, gourmande en effets spéciaux et en "gros" maquettismes. Malheureusement la production française de l'époque, pourtant relativement riche et coutumière des coproductions coûteuses, n'envisageait pratiquement jamais de projets de science-fiction. Le producteur l'abandonna donc : trop cher.
Barjavel, qui avait été sollicité par Cayatte pour l'écrire resta donc avec ce scénario "sur les bras", ne pouvant, faute de financement, être à Cayatte ce qu'avait été Clarke à Kubrick. Il décida, content néanmoins de l'idée, de "novelliser" le scénario, renouant ainsi avec la littérature après des années de découragement: Barjavel, à l'époque, était artistiquement dans une mauvaise passe.
La Nuit des temps est une réussite du genre, du niveau de ce que l'on était en droit d'attendre d'un des pères de la SF française, mais de facture très différente de ses romans d'anticipations antérieurs, beaucoup plus moderne, et très ancré dans l'air du temps des années 60.
Barjavel, tout d'abord, puise ses matériaux dans diverses sources documentaires et littéraires, dont un ouvrage très curieux, succès de librairie dans les années 50, Les Grands Bouleversements Terrestres d'Immanuel Velikovsky (pour la partie expliquant le basculement de la Terre, l'ancienne civilisation s'appelant "Gondawa" évoquant le Gondwana, bien connu des géographes), puis dans la légende de Tristan et Iseut, ceux que la mort même ne peut séparer, ou encore dans le thème récurrent de la Belle au bois dormant (sleeping beauty en anglais, la "belle endormie"). Il reprend, en les modernisant, plusieurs "grands thèmes" classiques de la SF: la civilisation disparue plus avancée que la nôtre (l'Atlantide, les Hyperboréens, les Krells de Planète interdite), la guerre totale, la télépathie, les sources d'énergie infinie, etc. L'idée qu'une civilisation plus évoluée se trouvait avant nous et non dans le futur était fort à la mode à l'époque, ou des auteurs comme Robert Charroux (Histoire inconnue des Hommes depuis 100 000 ans), Jacques Bergier ou encore Serge Hutin variaient, avec force érudition des faits inexpliqués, sur les lacunes de l'archéologie officielle.
On peut y voir l'écho inversé d'un roman comme Le Lendemain de la machine (Tomorrow sometimes comes), de Francis George Rayer, qui présente quelques analogies avec La Nuit des Temps, sauf que le survivant endormi après la guerre atomique est projeté, lui, dans un lointain futur ou, comme dans La Nuit des temps, règne un immense ordinateur sur une société parfaite. Un scénario un peu identique servira pour Pygmalion 2113 (Edmund Cooper, 1958), ou un homme congelé se réveille, là encore suite à la guerre nucléaire, dans un monde dominé par les robots. Le thème du voyageur congelé pour la survie de l'espèce était donc très classique. Enfin Gondawa, en tant que civilisation parfaite, rappelle quelque peu La Cité et les Astres de Arthur C.Clarke: même ordinateur central, même sage gouvernement, même règne de la science infinie, même habitants beaux et vertueux. Il est possible, en tout cas la question fait débat, que Barjavel se soit fortement inspiré d'un roman de 1925, La Sphère d'Or (Out of the Silence), de l'australien Erle Cox. On a parfois prononcé le mot de plagiat et il est incontestable que les ressemblances entre les deux oeuvres sont frappantes: dans les deux cas, on réveille sous un continent désert une femme d'une merveilleuse beauté (Earani -Hiéranie en français- à la place d'Eléa); les deux femmes sont issues d'une civilisation très ancienne; les deux sont d'une intelligence supérieure; les deux sont flanquées d'un savant qu'elle n'aiment pas, dont la science est dangereuse et qui restera endormi; dans les deux romans, le protagoniste tombe amoureux de la belle; les deux civilisations anciennes sont le théâtre de guerres d'extermination; les deux femmes meurent à la fin en emportant leur secrets et, surtout, les deux tombeaux sont une "sphère d'or". Cela fait beaucoup de coîncidences, que de nombreux commentateurs ont relevées. Sur ce point, il est à noter que le rapprochement entre les deux romans ne se fera pas aussitôt (quand Barjavel décède en 1985, le journal L'Humanité ne parlera que du passé "collaborationniste" de l'auteur).
Pour ce qui est du contexte, La Nuit des temps est ancrée dans les mentalités et le contexte politique de l'époque. La guerre ancienne, qui oppose deux nations dominantes - le rationnel Gondawa et le militariste Enisoraï - est une transposition à peine déguisée du conflit Est-Ouest; et si Barjavel fait savoir que son livre fut conçu avant les évênements de mai 1968, les révoltes d'étudiants contre la guerre en Gondawa évoquent celles qui secouainet déjà San-Francisco contre la guerre du Vietnam. Enfin les descriptions (vêtements, meubles, etc) ne laissent pas d'évoquer le design et la mode des années 6o: ses couleurs vives, ses moquettes épaisses et ses thèmes floraux.
La Nuit des temps est franchement pacifiste et assez anarchisant. Russes et Américains sont renvoyés dos à dos. Les savants court-circuitent les décisions imbéciles des gouvernants. Notre civilisation paraît barbare face au raffinement et à la sagesse des savants des temps anciens et à leur science immense, cette science risquant d'être perdue par notre bêtise et notre arriération. La beauté surnaturelle d'Eléa, décrite à l'envi et par le menu, personnifie en quelque sorte, sur un mode très féministe, la libération sexuelle, en dépit de sa fidélité (à travers les millénaires) à l'homme qu'elle aime.
Du point de vue de l'anticipation, Barjavel se met enfin "à la page" de technologies qu'il avait peu ou pas traitées, comme les "cerveaux électroniques" (sa "traductrice" n'étant pas sans rappeler l'ordinateur Hal 9000 de 2001: L'Odyssée de l'espace) ou le terrifiant laser-plasma désintégrant (le "plaser"), sans parler des machines étranges venues de la civilisation disparue, comme la "mange machine" qui crée des pilules nutritives à partir de rien, ou "l'arme" qui broie les gens à distance avec une force d'origine inconnue. La Nuit des temps reste très populaire et est constamment réédité depuis 1968. Il est actuellement disponible dans la collection Press Pocket.