Le milieu dans lequel naît Melanie Reizes, le 30 mars 1882 au numéro 8, Tiefer Graben à Vienne est à la fois marqué par les conventions et par la rébellion. La vie de jeunesse de son père, Moriz Reizes, né en 1828, la fascinait. Il est issu d'une famille juive strictement orthodoxe vivant à Lemberg (aujourd'hui Lviv en Ukraine), dans cette région appelée la Galicie et qui faisait partie de l'empire austro-hongrois, puis qui passera sous domination polonaise après 1918.
C'est à Lemberg qu'existait une des plus anciennes et des plus prestigieuses universités d'Europe. Pendant longtemps Moriz étudia le Talmud mais, sans doute sous la pression du mouvement juif d'émancipation, il passa ses examens d'entrée à l'Université et, pire encore aux yeux de parents très pieux, annonça qu'il ferait sa médecine. Beaucoup plus tard, Moriz racontera à sa fille que sa grand-mère faisait moult prières pour que son fils échouât à ses examens. À la fin de ses études, il avait quasiment rompu avec la pratique religieuse orthodoxe mais sans se fâcher avec sa famille pour autant.
Moriz Reizes se maria deux fois, mais on ne sait que peu de choses de son premier mariage, si ce n'est qu'il eut lieu avant ses études de médecine, selon certains rites Ashkénaze et avec une jeune fille qu'il n'avait jamais rencontrée auparavant. Cette union fut un échec et fut dissoute. Moriz a alors trente-sept ans. C'est huit ans plus tard qu'il rencontre Libussa Deutsch, dont il tombe immédiatement amoureux. Elle est née en 1852 (vingt-quatre ans après son futur époux), est fille de rabbin et réside à Warbotz (Verbotz) dans l'actuelle Slovaquie. Son prénom lui venait de la « fondatrice mythique de Prague », qui devint plus tard le symbole de l'identité nationale tchèque. Libussa est une beauté aux cheveux sombres, « cultivée, spirituelle et intéressante ».
Moriz, lui, est devenu médecin généraliste à Sopronkeresztúr, modeste bourgade hongroise (aujourd'hui Deutschkreutz dans le Burgenland, Autriche), située à une centaine de kilomètres de Vienne et à quatre kilomètres de l'actuelle frontière hongroise. Il régnait dans la famille de Libussa une atmosphère culturelle de haute tenue et son père, ainsi que son grand-père, étaient très respectés pour leur érudition et leur tolérance.
La jeune Melanie sera littéralement happée par cette ambiance et n'en concevra que rejet pour ses grands-parents paternels ainsi que pour l'ensemble des membres de la famille de son père.
Elle témoigne de son dégoût à la vue de sa tante paternelle et du mari de celle-ci lorsqu'ils paraissaient vêtus du caftan rituel que les juifs hassidiques polonais avaient emprunté aux aristocrates du XVIIIe siècle. Il est de fait que Libussa et ses deux sœurs avaient une vraie passion pour la culture ; ce qui l'attira certainement chez Moriz, entre autres, c'était qu'il parlait une dizaine de langues. C'est en français que les deux fiancés correspondent, nous sommes en 1874, et ce passage d'une des lettres de Libussa montre à quel point Moriz pouvait se montrer enflammé :
Il n'empêche : Moriz et Libussa se marient en 1875 et s'installent à Deutschkreutz où naissent leur trois premiers enfants : Emilie en 1876, Emanuel en 1877 et Sidonie en 1878.
Les parents prénommèrent leur dernier enfant, Melanie, née donc le 30 mars 1882. Le couple a déménagé à Vienne. Moriz Reizes, le docteur Reizes, a-t-il espéré améliorer l'ordinaire ? Toujours est-il qu'il doit ajouter la fonction de dentiste à sa pratique et « arrondir ses fins de mois comme médecin d'un théâtre de vaudeville ». Leurs difficultés sont si grandes que Libussa se voit contrainte d'ouvrir une boutique dans laquelle elle va vendre des plantes et chose plus rare, des reptiles, ce qui la dégoûtait profondément. Ce n'est qu'en 1907 que Libussa pourra se débarrasser de son commerce.
En 1887 Mélanie a cinq ans et un changement de fortune va transformer les choses. Son oncle, Hermann, le frère cadet de sa mère, avocat réputé, leur prête l'argent nécessaire à l'achat d'un appartement dans la Martinstraße qui se situait dans le Wachring, l'un des faubourgs de Vienne. Ce déménagement coïncide avec l'entrée de la petite Melanie à l'école publique de l'Alsenstraße.
Dès le début, elle y est heureuse. Tout d'abord parce qu'elle apprécie beaucoup le fait d'avoir des camarades, ensuite parce qu'elle a hérité de la passion familiale pour la culture et les études. Très vite, elle devient une élève ambitieuse, très attachée aux bonnes notes et « il était particulièrement important pour elle de voir écrits les mots wurde belobt (avec les éloges) sur ses bulletins. »
Mélanie commence à cultiver une certaine confiance en elle et sur la fin de sa vie elle adorait raconter une anecdote qui eut lieu à son premier jour d'école. La maîtresse demandait, pour aider les élèves un peu timides à prendre la parole, qui s'appelait Marie. Melanie leva le doigt et l'institutrice lui dit : « Maintenant dis-moi “mon nom est Marie” », et la petite fille lui répondit : « Mon nom est Melanie » et l'enseignante lui reprocha de ne pas avoir attendu son tour. De ce jour, il était clair que Mélanie Klein ne se laisserait jamais oublier. Il est vrai aussi qu'elle était en concurrence avec ses trois frères et sœurs et qu'étant la plus jeune, elle avait plus à montrer. Sa mère lui avoua même, bien plus tard, que sa naissance n'avait pas été désirée et pourtant Melanie écrira à près de soixante-quinze ans « Je n'ai pas le sentiment d'en avoir éprouvé de la rancœur, car je recevais beaucoup d'amour. »
Mais il faut dire aussi que la petite fille se sentait négligée par son père. Non seulement sa naissance avait été une erreur mais Melanie elle-même effleurait à peine la conscience de son père. Il faut également dire qu'il avait une bonne cinquantaine d'années lorsqu'elle naquit.
Elle avait beau rechercher sans cesse l'approbation de cet homme dont la culture lui avait toujours paru phénoménale (chaque fois que Melanie lui demande le sens d'une expression française, il lui répond sans consulter le dictionnaire) son combat restera largement vain. Un incident, particulièrement, restera à jamais dans la mémoire de la petite fille : alors qu'elle voulait grimper sur ses genoux, son père la repousse brutalement ; elle n'avait que trois ans. Avec sa mère, Libussa, c'est une autre histoire.
Mais il est difficile de mesurer dans quelles proportions Melanie n'idéalisait pas une figure maternelle dont la correspondance révèle plutôt une tendance à la domination.
Mélanie se pose également des questions sur le mariage de ses parents car bien que Libussa soit entièrement dévouée à sa famille et que Moriz soit très amoureux de sa femme, il apparaît qu'un jeune étudiant mort de tuberculose occupe encore l'esprit de Libussa. Melanie suppose une insatisfaction chez sa mère et même un peu de mépris et là encore la correspondance de Libussa atteste de sa difficulté à exprimer ses sentiments. La famille Reizes est une famille juive unie et l'enfance de Melanie est bercée de cérémonial religieux, mais sans aller jusqu'à l'orthodoxie, à tel point que lorsque Libussa tenta d'imposer la nourriture cacher à la maison, ce fut une révolte générale.
Pourtant le soir de la Pâque était très important pour la petite Melanie parce qu'en tant que benjamine, elle tenait un rôle important dans le service traditionnel. Le Grand Pardon lui procurait aussi de grandes émotions. Melanie revêtait ses plus beaux habits et le vendredi soir, Libussa lisait le livre de prières relié en velours lilas que son mari lui avait offert pour leur mariage. Par ailleurs, si Melanie eut toujours le sentiment de sa judaïté, elle ne fut jamais sioniste et son mode de vie ne différait pas de celui des "Gentils".
Ses relations avec ses sœurs furent compliquées et très ambivalentes. Emilie, la favorite de son père, suscitait sa jalousie et Mélanie poussait souvent sa mère à réprouver les faits et gestes de sa sœur aînée. Son autre sœur, Sidonie, meurt de scrofule en 1886, à l'âge de huit ans. Mélanie en a donc quatre, à ce moment-là. Le scrofule, qui est une forme de la tuberculose, était contagieux et nulle doute que la famille fut très inquiète de ce qui pouvait arriver à Melanie.
On comprend donc un peu mieux le caractère que développera Melanie Klein, prise qu'elle était entre le non désir de sa naissance, la beauté de Sidonie, la préférence du père pour Emilie et enfin Emanuel, le génie de la famille.
C'est lui, indubitablement, qui aura la plus grande influence sur la petite enfance de Melanie. « Il me semblait supérieur à moi dans tous les domaines, non seulement parce qu'à l'âge de neuf ou dix ans il avait déjà l'air adulte, mais aussi parce que ses dons étaient si extraordinaires que tout ce que j'ai pu réaliser dans ma vie me paraît bien peu, comparé à ce qu'il aurait accompli. Dès mon plus jeune âge, je l'entendis jouer merveilleusement du piano, car il était profondément musicien et je l'ai vu assis devant son instrument composer ce qui lui passait par la tête. C'était un enfant volontaire et révolté, à mon avis insuffisamment compris. Il semblait être en conflit avec ses professeurs de lycée ou les mépriser, et il se heurtait souvent à mon père au cours de leurs nombreuses discussions… Mon frère était très attaché à ma mère, bien qu'il lui causât beaucoup de souci. » (Melanie Klein in Autobiographie, op. cit.). C'est ce frère qui lui servira de répétiteur pour ses leçons de grec et de latin et nul doute que les encouragements d'Emanuel furent une consolation de l'indifférence paternelle.
Melanie fait donc son entrée au lycée où elle fait preuve d'une ambition démesurée : elle a non seulement l'intention de se consacrer à la médecine mais aussi à la psychiatrie.