Christian de Montlibert, né en 1937 à Orléans, dont le père a été tué en juin 1940 (citation à l’ordre du corps d’armée), a connu les conditions d’existence engendrées par la guerre puis de nombreuses contraintes qui l’ont obligé à être Maître d’internat dans des établissements scolaires d’Orléans puis enquêteur pour des bureaux d’études parisiens en même temps qu’il suit le cursus des études de psychologie de l’Institut de Psychologie de l’Université de Paris dirigé alors par Paul Fraisse.
Très intéressé par les statistiques, la méthode expérimentale et la psychologie sociale, il sera soutenu par le professeur Jean Stoetzel qui dirigera sa thèse de troisième cycle et par le directeur du Laboratoire de Psychologie Sociale de la Sorbonne, Robert Pagès, qui lui proposera d’entrer dans son équipe où il apprendra au contact de ce défenseur d’une psychologie sociale imaginative et rigoureuse, les exigences de la recherche. En 1959 Christian de Montlibert épouse Nadia Warlamow avec laquelle il aura trois enfants : Catherine, Renaud, Ariane.
Son œuvre, inscrite dans l'orientation structuraliste-constructiviste de Pierre Bourdieu et caractérisée par une exigence de confrontation constante avec les données, est guidée par un intérêt pour les formes de domination : que ce soit la domination objective (contraintes des postes de travail, domination économique néo-libérale), la domination sujective et intériorisée qui résulte des formes de « domination douce » (travailleurs sociaux, formation permanente), la domination symbolique des discours politiques, journalistiques, architecturaux), ou la domination institutionnelle étatique.Sa contribution au développement de la sociologie s’organise autour de la compréhension des formes et des effets de ces dominations « de leur structuration en choses et objets divers – le monde matériel - ; en organisations, bureaucraties, entreprises – le monde des institutions - ; en manières de voir et de dire – le monde de la culture - ; en manières de penser et d’agir – le monde des agents... »
Reste que pour lui les formes de domination n’existent qu’autant que des groupes d’agents les mettent en œuvre d’où un intérêt pour les pratiques de ceux qui l'exercent dans différents champs de la pratique sociale (banquiers, dirigeants d’entreprise, journalistes, consultants, formateurs, travailleurs sociaux, politiciens et dirigeants étatiques, ingénieurs). Ceci l’a conduit à étudier les réactions individuelles et collectivesaux dominations: contradictions et tensions psychologiques, inventivité de savoirs et savoir faire pour maîtriser les conditions de travail,stratégies de promotion, manifestations collectives contre les licenciements ou des décisions politiques considérées comme injustes, rapports de violence.
L’intériorisation des rapports sociaux est analysée dans différentes recherches consacrées aux « trajectoires sociales », (travaux menés entre 1964 et 1968). On sait que les positions et situations des individus et des groupes ne sont pas seulement déterminées par les conditions d’existence et par les inégalités initiales mais aussi par la manière d’y accéder. Ainsi la recherche d’une promotion par un diplôme obtenu en cours du soir peut, pour certains, être la poursuite d’une ascension sociale déjà commencée à la génération précédente mais peut, aussi, pour un nombre important d’individus, être une tentative de reclassement faisant suite à un déclassement (par rapport à la situation des membres du groupe familial). Alors que les tables de mobilité sociale qui comparent la position professionnelle du père avec celle du fils ou de la fille tiennent compte, au mieux, de la transformation de la structure des emplois, la la notion de trajectoire sociale permet d’intégrer les parcours dans une structure elle-même en transformation. Elle permet aussi de porter une attention plus grande aux effets temporels et aux combinaisons d’éléments et de combiner une analyse objectivante (pente, longueur, forme de la trajectoire) et une analyse de la structure, du volume et des modes d’acquisition des ressources qu’agent peut mobiliser.
A la même période, Marcel Lesne et Christian de Montlibert, invités à construire une méthode d’analyse des situations de travail en vue de dégager des « besoins en formation », non seulement soulignèrent la relativité sociale de la notion de besoins qui reçoit des significations différentes selon le point de vue idéologique adopté mais montrèrent, dans un article publié en 1969 dans Epistémologie sociologique, que les pratiques sociales – en l’occurrence les pratiques professionnelles - sont toujours le résultat d’une interaction entre deux processus : celui des contraintes produites par des rapports sociaux antérieurs cristallisés dans des règlements et des objets et celui des manières de penser, de faire, de voir et de sentir qui résultent de l’intériorisation des mêmes rapports sociaux antérieurs et que, dans ces conditions, seul le « modus operandi » pouvait être l’objet d’une analyse sociologique du travail.
Cristallisation (objets, organisation) Rapports sociaux antérieurs Pratiques sociales Intériorisation (manières de penser)
L’étude des pratiques des travailleurs sociaux (assistants sociaux, puéricultrices, monitrices d’économie familiale) lui a permis de montrer comment l’autonomie relative du travail social reposait sur un processus qui permettait de se dégager des institutions de tutelle (dont l’Eglise) grâce à une psychologisation des actions d’encadrement moral qui, bien que manière douce d’intervention, n’en demeurait pas moins un moyen de contrôle social de la vie privée des membres des familles populaires et contribuait à la reproduction sociale puisque ce système véhicule des « modèles de conduite » qui organisent les rapports aux fractions dominées des classes populaires.
Dans la continuité de ces études des effets des situations sociales, l’ouvrage de Christian de Montlibert « La violence du chômage » traite des effets de la domination économique du néo-libéralisme - entraînée par une volonté des gestionnaires des fonds de placement d’augmenter les profits financiers et justifiée par une apologie du risque, de la raison et de la modernité mondialisée - en montrant les souffrances qu’elle engendre chez les salariés licenciés et les coûts sociaux (situation des enfants, stigmatisation des jeunes,etc.) de telles décisions.
L’analyse des mobilisations collectives dans la Lorraine sidérurgique en permettant d’articuler une étude monographique d’une situation concrète et une réflexion théorique récuse aussi bien les explications qui cherchent dans les besoins ou les désirs des individus les causes du mécontentement puis de l’action collective que celles qui privilégient la toute puissance des capacités mobilisatrices des « appareils » bureaucratiques des syndicats et partis politiques. Cette conception rejette l’explication mécaniste entre une situation objective et l’action en montrant que les catégories dominées ne sont pas destinées par nature, ou automatiquement, à s’opposer et à se révolter. « La revendication, loin d’être une production immanente de la relation de domination est aussi le résultat d’une construction sociale ». La revendication dépend d’un « travail » des agents les plus mobilisés à tous les moments du processus, visant à donner un sens à la réalité, pour mettre au jour les insatisfactions, les faire percevoir, les rendre dicibles, les transformer en motifs « revendiqués ». Le processus qui conduit à la mobilisation collective est donc sans cesse traversé par des luttes.
Dans ces conditions une définition essentialiste des groupes sociaux devient impossible puisque le groupe appelé à se mobiliser non seulement n’est ni donné d’avance ni nécessairement homogène mais qu’il est en perpétuelle redéfinition. Christian de Montlibert a, dans cette perspective, étudié diverses mobilisations dont des mobilisations régionalistes, les manifestations de 1995, les violences commises lors des rencontres sportives (Heysel) et les manières dont la presse, en en rendant compte, participe à leur construction.
Les formes et types de domination s’appuient essentiellement sur un contrôle de la reproduction sociale ou plus exactement sur une organisation de la reproduction sociale pour qu’elle se fasse au mieux des intérêts des groupes sociaux qui assurent tel ou tel type de domination. Dans cette perspective Christian de Montlibert a analysé les processus qui permettent la pérennité des formes et modèles de la domination symbolique bien au-delà des situations sociales qui ont permis leur développement comme c’est le cas avec l’architecture et l’urbanisme. L’État et les luttes politiques pour contrôler ses appareils administratifs occupent une place essentielle dans ces dispositifs. L’analyse, articulée autour des notions de capital politique (dont on peut étudier les différentes formes) et de champ politique (dont on peut étudier la relation à double sens avec le reste de l’espace social), permet de mieux comprendre en quoi la domination politique contribue à la reproduction de la domination économique et sociale. Concomitamment, aujourd’hui, on assiste à la montée en puissance d’organismes supranationaux, lieux privilégiés de l’exercice du pouvoir et de la reproduction des nouvelles classes dirigeantes internationales, qui contribuent, avec une déterritorialisation issue du champ économique, au dépérissement de « l’État social ». Cette thématique a conduit Christian de Montlibert à s’intéresser aux transformations actuelles de l’enseignement supérieur et de la recherche. Ces réformes sont conduites selon une logique gestionnaire qui repose sur une conception néo-libérale de l’individu et du social qui valorise à l’extrême les individus considérés comme des « sujets » « entreprenants ». Cette perspective néo-libérale considère comme centraux des termes comme « modernisation », « adaptation », « communication », « optimisation de la gestion des ressources humaines » et veut à ce titre subordonner l’enseignement supérieur et la recherche à la « demande » du marché.
L'exploration de cette thématique a conduit Christian de Montlibert à analyser les moyens de la domination du champ économique. Ses études des « agents de l’économie » montrent ainsi que si les exigences de leurs métiers séparent les banquiers d’affaires, les patrons d’entreprises, les consultants et les journalistes économiques, l’intérêt qu’ils partagent de faire prévaloir le point de vue économique sur toute autre considération les rapproche. La diversité dans les formes d’accumulation (argent, notoriété, titres universitaires, relations...) renforce leur capacité de domination et leur permet de produire la croyance dans les vertus de l’économie de marché.