Ce dossier nous est proposé par Thierry Lombry, informaticien et journaliste scientifique, auteur d'un site Internet éducatif baptisé “LUXORION”. Il a publié en 2005 aux éditions AEGEUS un ouvrage de vulgarisation sur la physique quantique intitulé “Un siècle de Physique: 1 – La Physique Quantique”. Les références de l'ouvrage sont explicitées sur la dernière page du dossier "En savoir plus".
La suite de ce document présente l'une des théories les plus avant-gardistes de la physique: la théorie des supercordes. Il s'adresse à un public (étudiants, passionnés, etc.) possédant les connaissances de base de la physique fondamentale.
Introduction: La leçon de dame Nature
Dans leur quête d'une meilleure compréhension de la nature, les théoriciens ont remarqué qu'en unifiant les lois les plus générales, ils obtenaient toujours une théorie encore plus élégante, c'est-à-dire plus complète et expliquant mieux la nature des phénomènes que leurs différentes théories éparses.
Seul désavantage de ces généralisations, leur expression mathématique est plus complexe qu'une simple loi, ce qui rebute certains chercheurs idéalistes qui croient que la nature est fondamentalement simple et se décrit en quelques formules.
La théorie des supercordes (en fait il existe plusieurs versions) forme aujourd'hui le cadre d'une nouvelle physique encore balbutiante. Par ses conséquences et le fait qu'elle unit des théories majeures de la physique, elle mérite certainement notre attention. De quoi s'agit-il ?
2 - SUSY, une élégante supersymétrie
Pour décrire l'union des quatre interactions fondamentales, certains physiciens préfèrent remplacer les théories de symétrie, qui ne tiennent pas compte de la gravité, par des théories de supersymétrie. Elles tiennent compte de la gravitation mais elles sont plus contraignantes car elles imposent d'associer à chaque boson de spin entier un fermion de spin demi-entier et rien ne permet plus de les différencier; il y a supersymétrie.
L'univers des particules élémentaires
Quelle théorie pourrait unir toutes ces particules ?
Quarks (3 couleurs et 6 saveurs): 18
Familles d'électrons: 3
Familles de neutrinos: 3
Leur antiparticule: 24
Gluons: 8
Photon: 1
Bosons de l'interaction faible: 3
Particule de Higgs Z°: 1
Solution du puzzle
- Les particules sont composites (ce qui n'a pas encore été démontré)
- Les particules sont en nombre infini: c'est la solution proposée par la théorie des supercordes.
Selon Geoffrey Chew, inventeur de la théorie du "bootstrap", la supercorde serait un objet géométrique à une seule dimension spatiale immergé dans un espace-temps d'ordre supérieur dit "millefeuilles" (en anglais manifold). 484 porteurs d'interactions sont compactifiés ainsi que 6 dimensions excédentaires. Reste un espace-temps à 4 dimensions conforme à la réalité. Conforme ou non à la réalité, il est encore trop tôt pour le dire.
Les théories des supercordes dont la théorie M ne décrivent pas seulement les modes vibratoires des différentes particules et leurs interactions, électrofaible ou forte sous l'emprise des relations d'incertitudes, mais également la gravitation à haute énergie avec toute les certitudes qui la qualifie, un pas de plus vers la quantification de la gravitation.
Cette théorie nécessite une nouvelle terminologie. Les contreparties supersymétriques des particules sont dénommées “superparticules” ou “sparticules” et reçoivent des noms différents selon les modèles. Les partenaires supersymétriques des fermions reçoivent une terminaison en “-ino”, qui n'est pas toujours flatteuse (wino par exemple signifie poivrot en argot américain): photino, gravitino, wino (avec “s” au pluriel). Les bosons vecteurs entre les fermions reçoivent le préfixe “s-”: sélectron, squark. Leur spin est différent de 1/2: 1/2 pour l'électron, 0 pour le sélectron; 2 pour le graviton, 3/2 pour le gravitino, etc.
La supersymétrie unificatrice
Heinz R.Pagels pense que la supersymétrie pourrait unifier la physique des particules comme l'illustre le schéma ci-dessous. A l'origine, l'Univers était régit par les lois d'une “Théorie Totalement Unifiée” (TUT) ou Théorie de Tout (TOE). Lorsque l'expansion refroidit l'Univers sous la température de Planck (10^32 K), une cascade de brisures de symétries spontanées se sont produites, chacune entraînant la séparation d'une interaction et de son ou ses vecteurs (bosons).
A gauche, les particules conventionnelles (R = +1) et les théories qui les décrivent, GUT, le modèle de Weinberg-Salam SU(2)xU(1), la CDQ et l'EDQ. Toutes auraient leur contrepartie à droite (R = -1), dans laquelle le monde se réfléchit dans un “supermiroir”. Les physiciens considèrent toutefois que les superparticules du monde de droite sont trop massives pour se former dans la génération actuelle des accélérateurs. Image adaptée de Science.
Avant d'en venir aux supercordes et à la théorie M, les concepts les plus avancés en matière de supersymétrie, examinons la théorie de Grande Unification la plus ancienne, considérée aujourd'hui comme un cas d'école, le modèle 5D de Kaluza-Klein. Ce modèle a fortement influencé les nouvelles théories de supersymétrie.
3 - Leçon de supergravité: le modèle de Kaluza-Klein
Plutôt que d'imposer à Susy une invariance globale de supersymétrie comme l'impose la physique quantique, on peut agir localement sur un point de l'espace-temps dans le respect des principes de localité de la théorie de la relativité. Les opérations de supersymétries qui en découlent permettent de retrouver des équations qui ressemblent à la théorie de... la gravitation.
La supergravité fut introduite en 1919 par l'Allemand Théodore Kaluza. Elle unit dans une seule formule la gravitation et l'électromagnétisme. Au départ, on reprochait à Kaluza le fait que sa théorie n'était pas quantifiée et de plus se référait à 5 dimensions, ce qui était loin d'être démontré (et ne l'est toujours pas). En 1926, les physiciens Oskar Klein et H.Mandel parvinrent indépendamment l'un de l'autre à lui donner une formulation quantique.
Théodore Kaluza
Leur théorie deviendra le modèle Kaluza-Klein à 5D. Dans cette théorie, l'unité fondamentale de la charge électrique e est liée à la circonférence d'un cercle de Kaluza-Klein:
l = 1/e √(64*pi^3*G)
G étant la constante de la gravitation.
Cette longueur l = 2.3 x 10^-28 m
Cette théorie a l'avantage de quantifier la charge de l'électron. Seul contrepoint, pour observer des phénomènes à cette échelle, l'énergie requise est phénoménale, de l'ordre de 10^19 GeV. Aussi, cette cinquième dimension nous concerne peu dans la vie ordinaire. Cette quantification signifie que les particules chargées doivent également avoir une masse 10^19 fois supérieure à celle du proton.
Selon Oskar Klein, un point classique de l'espace tridimensionnel devient en 5D la section d'une corde, un cercle dans la 4eme dimension. Nous ne le voyons pas et cela n'a aucune conséquence car son rayon est à l'échelle de Planck, de l'ordre 10^-33 cm. L'avantage du concept de corde est de représenter les particules comme les modes de vibration des cordes et de supprimer du même coup le problème des infinis puisque la corde ne peut vibrer que sur certains modes.
L'univers 5D de Kaluza-Klein
Un point de l'espace tridimensionnel devient un cercle dans un univers à 4 dimensions spatiales, plus exactement la section d'une corde à une seule dimension spatiale. Les vibrations de la corde donneraient naissance aux particules.
La compactification
Comme de toutes les théories supersymétriques, la théorie de Kaluza-Klein 5D est encombrée par 3+d dimensions d'espace au départ et nous devons trouver un mécanisme pour expliquer la structure naturellement tridimensionnelle de notre univers. L'un des mécanismes envisagé par les théoriciens s'appelle la "compactification". Elle autorise l'enroulement des dimensions excédentaires à l'instar d'une feuille de papier que l'on roulerait pour former un cylindre à l'échelle de Planck, 10^20 fois plus petit que la taille d'un proton (10^-13 cm) ! La compactification obéit à la relation:
avec , l'espace-temps à quatre dimensions
, un espace compactifié à d dimensions
La difficulté de ces théories est de savoir pourquoi l'Univers privilégia le mode dimensions car toute autre solution est possible, par exemple ou , y compris l'effet tunnel qui permet à l'univers de passer spontanément d'une forme à une autre. La probabilité que cet effet tunnel se produise dépend entre autres choses d'une constante c et de l'échelle de temps t considérée, chaque valeur étant déterminée par des détails dynamiques de la théorie:
Avec lp, la longueur de Planck, soit 1.6 x 10^-33 cm
c, une constante comprise entre 1 et 100
, l'échelle de temps comprise entre 1 et 10 fois le temps de Planck
Si c et t sont judicieusement choisis, nous avons toutes les raisons de croire que le mode subsistera durant un multiple de l'âge de l'univers visible. Mais pour des valeurs différentes de c et , l'Univers peut sauter aléatoirement dans une autre forme. Il va sans dire que tous les corps, depuis l'échelle microscopique jusqu'aux plus grandes structures cosmiques seraient perturbés et anéantis quasi instantanément. Heureusement, ce saut dans une autre dimension a toutes les “chances” de se produire aléatoirement.
Les modèles classiques acceptent des transformations invariantes locales, il s'agit des superparticules. Le troisième modèle supersymétrique fait appel au concept de “sept-sphère” du modèle Kaluza-Klein.
Cela dit, pour certains physiciens la théorie de Kaluza-Klein, même modifié, n'est qu'une curiosité mathématique. Mais d'aucun considèrent que Kaluza et Klein nous ont mis sur une voie royale. En effet, "l'astuce" de faire appel à une 5eme dimension, comme à celle de la 4eme dimension dans le cas de la relativité, permet de mieux appréhender la réalité et de résoudre bien des problèmes "pathologiques" de la théorie des particules élémentaires et de relativité générale qui restent l'une en prise avec des infinis, l'autre avec des singularités.
4 - De la supergravité aux supercordes
Pour résoudre les difficultés conceptuelles des théories de Grande Unification et certaines interprétations de la physique quantique pour ne citer que les univers multiples et la perte de cohérence dans une singularité, les physiciens ont dû imaginer un autre concept et pourquoi pas postuler l'existence d'une seule entité fondamentale d'ordre supérieur, la corde, étendue dans un espace supersymétrique (elle devient une "supercorde"). L'avantage de ce concept est de représenter les particules comme les modes de vibration de cordes et de supprimer du même coup le problème des infinis puisque la corde ne peut vibrer que sur certains modes.
C'est Yoichiro Nambu de l'Université de Chicago qui montra en 1970 que la hiérarchie des particules en fonction de leur masse devait être à l'image de l'échelle d'énergie d'un phénomène de résonance. Chaque mode devait correspondre à une particule distincte, à l'instar d'une corde de violon qui crée un son quand on la pince. Mais il restait bien des questions en suspens.
Ces valeurs définissent la dimension et le niveau d'énergie des cordes. La théorie des supercordes diffère de la théorie des particules élémentaires à ces échelles mais il s'agit malgré tout d'une bonne approximation à grande distance ou à basse énergie.
Parmi celles-ci, que se passe-t-il par exemple quand deux cordes entrent en collision ? A l'Université du Wisconsin, Bunji Sakita, Keiji Kawa et Miguel Virasoro découvrirent que la caractéristique unitaire des matrices S de Chew n'était satisfaite que si on introduisait des boucles. En effet, si on veut intégrer les contributions de toutes les amplitudes, de toutes les trajectoires pour quantifier toutes les informations de ce système, les physiciens ont dû introduire les diagrammes de Feynman et la théorie de renormalisation jusque là bannie de la théorie.
En supersymétrie, des divergences apparaissent lorsque les cordes forment des boucles. Par chance, cette nouvelle théorie est cohérente car les transitions dans les boucles virtuelles finissent toujours par s'annuler; le signe des boucles de fermions est opposé au signe des boucles des bosons. Les solutions des intégrales ne divergent donc pas comme dans la théorie classique. Les physiciens jouent en fait sur des contraintes géométriques, de la même manière qu'en relativité à propos de la géométrie non-euclidienne. C'est ce côté abstrait qui rend sa compréhension réservée aux spécialistes es mathématiques qui ont passé avec succès les dures épreuves de la physique quantique et de la relativité générale. Pas moins.
En unifiant les théories à 10 dimensions, les physiciens ont découvert qu'il existait un grand nombre de solutions cohérentes compatibles avec la réalité, parmi lesquelles cinq théories des supercordes ont été étudiées, mais toutes n'étaient pas réalistes !
5 - Membranes et p-branes
Ce n'est que dans les années 1980 que les physiciens reprirent sérieusement le problème de l'unification des champs et se sont orientés vers des équations quantiques à 4+N dimensions. Vers 1984 Edward Witten, Luis Alvarez et quelques physiciens de l'Université de Princeton découvrirent qu'en incorporant la gravitation dans la théorie quantique des champs, des anomalies apparaissaient, rendant la théorie incohérente et inutilisable. C'est alors que sur la base d'une version quantique du modèle Kaluza-Klein, l'équipe de Michael Green du Queen Mary College de Londres et de John Schwarz de Caltech développèrent une théorie particulière des cordes.
Document BBC
Leur théorie contenait à présent suffisamment de symétrie pour supprimer toutes les anomalies et tous les infinis dans les 10 dimensions dans deux cas particuliers des groupes de jauge. Ils avaient en fait découvert une supersymétrie spatio-temporelle qui permettait de calculer tous les cas, par exemple, où des particules de haute énergie entraient en collision.
Les quatre physiciens de Princeton, plus connus sous le nom de "Quatuor à cordes de Princeton" baptisèrent ce modèle la "théorie des supercordes hétérotiques", l'adjectif hétérotique faisant référence à l'augmentation d'énergie suite à la combinaison des deux types de cordes, la composante bosonique et la fermionique. Pour la première fois, une théorie de symétrie ne contenait aucun paramètre libre ou de valeur choisie arbitrairement.
La théorie des supercordes ne s'appliquant qu'à la physique quantique ou au voisinage du temps de Planck, en tenant compte de la renormalisation, on découvre que les supercordes contiennent les équations de la gravitation d'Einstein.
Si on quantifie une corde ouverte, aux extrémités de laquelle se trouve un quark, on obtient une sorte de discontinuité dans l'espace-temps, un petit “glitch” comme le nomment les physiciens, ayant la forme d'une boucle. A son niveau fondamental, lorsque la tension est infinie pour réduire la boucle, cette dernière devient quasiment ponctuelle. C'est une particule de masse nulle et de spin égal à 2. Si sa densité est celle prévue par la théorie, on découvre une particule qui ressemble fort au graviton ! Ce modèle permet donc de prédire l'existence de certaines particules qui sont prédites par la théorie classique mais qui manquent toujours à l'appel.
En fait dans la première version de la théorie des supercordes, il y avait 26 dimensions, dont 16 étaient excédentaires dans deux sous-modèles des théories hétérotiques, les modèles O et E; il s'agit de dimensions internes qui permettaient de décrire d'autres forces, différentes de la gravité.
On peut avoir une image géométrique de cette théorie. En effet, si nous retirons 10 dimensions des 26, les 16 dimensions non conformes sont responsables de certains états de symétrie de la théorie. Ce sont ces symétries que Michael Green retrouva dans les groupes SO(32) et E8 x E8, chacun n'ayant qu'un seul générateur, c'est-à-dire qu'ils sont uniquement fondés sur le graviton.
Dans toutes les théories des cordes, les charges associées aux forces (la charge électrique par exemple dans l'interaction forte) résident si l'on peut dire au point terminal de la corde. A l'inverse, dans les théories hétérotiques, les cordes ne sont pas terminées, il s'agit de cordes fermées sur elles-mêmes sur lesquelles ou autour desquelles on peut imaginer trouver les charges. L'électron serait ainsi "matérialisé" par la fréquence de vibration et les degrés de liberté d'une corde fermée, en fait par son mode de plus basse énergie, à la limite celui dans lequel la corde ne vibre pas du tout (la réalité est en fait plus complexe que cela et à un mode de vibration particulier d'une corde dans l'espace correspond un ensemble de particules et non pas seulement une seule particule).
Pour prendre un exemple concret, si comme on le suppose la charge électrique ou la charge faible réside sur une corde, c'est de leur nature différente, leurs modes de vibrations, que naissent l'électron, le neutrino, le quark, etc. Ainsi, dans l'état fondamental, une corde ne vibre pas mais décrit cependant l'ensemble des particules que nous pouvons observer en laboratoire.
Seul hiatus et de taille, rappelons que les symétries SO(32) et E8 x E8 font appel à 16 types de charges différentes et 496 particules de jauge tel le photon, qui servent à véhiculer les forces émises par ces charges !
Malheureusement les physiciens n'ont pas la liberté d'altérer ces quantités comme ils pouvaient le faire dans la théorie antérieure de Yang-Mills fondée sur des particules ponctuelles. C'est ce détail qui distingue la théorie des cordes de toutes les théories antérieures des particules élémentaires.
L'avantage de cette théorie est double. Tout d'abord les surfaces d'univers sont à présent caractérisées non seulement par une coordonnée "bosonique traverse" dans un diagramme d'espace-temps mais également par une coordonnée "fermionique", d'où l'attribut "super" qui caractérise les supercordes. En d'autres termes, cette théorie ne fait plus la différence entre les bosons qui véhiculent les interactions et les fermions qui composent la matière. Ou plutôt, elle doit considérer les deux entités sur un même pied si les physiciens espèrent unir toutes les particules et les interactions.
Second avantage, les cordes ayant une longueur à l'échelle de Planck, c'est à cette distance que tous les problèmes de gravité quantique surgissent et que la théorie des cordes diffère radicalement de la théorie d'Einstein, et de toutes les autres théories antérieures. Il n'est donc pas étonnant que la théorie des supercordes soit considérée avec respect par la communauté scientifique.
Enfin, à partir des groupes mathématiques symétriques, on peut inférer une différence fondamentale entre les théories des supercordes hétérotiques et les autres théories des cordes (supergravité, type I, IIA, IIB). Mais jusqu'aux années 1990, les six théories des cordes concurrentes étaient inconciliables, considérées comme distinctes et sans rapport les unes avec les autres.
Schéma d'une interaction fondamentale,
en haut en théorie des particules élémentaires,
en bas en théorie des supercordes hétérotique.
De cordes et de membranes
Plus difficile que n'importe quel autre concept, la théorie des supercordes devint à partir de cette date le modèle dominant des théories physiques. Dans sa généralisation, les cordes changeront même de nom. Paul Townsend appellera cette nouvelle classe d'objets à p-dimensions spatiales les "p-branes" par analogie aux membranes qui enveloppent le tissu de l'espace-temps à plus de quatre dimensions.
Vers 1990, le réseau de dualités (relations) qui existait entre les différentes théories de cordes indiquait que les différentes théories étaient globalement équivalentes et représentaient en réalité différents aspects d'une même théorie, la "théorie M" à partir de laquelle toutes les autres théories de cordes et supercordes peuvent être déclinées. L'attribut M faisant évidemment référence au concept de membrane.
Dans sa version moderne la plus simple, la théorie des supercordes tient compte de 10 dimensions (et 11 dimensions pour la supergravité). Ce modèle contient évidemment les trois dimensions d'espace, celle du temps et six autres dimensions spatiales pour tenir compte des quatre interactions. Mais ces autres dimensions sont inconnues. Il a donc fallut reprendre le concept de compactification pour les enrouler jusqu'à l'échelle de Planck, seule solution pour les soustraire de la réalité. C'est bien sûr un artifice, et rien ne dit que la nature fonctionne ainsi. Ce serait même très étonnant.
L'objet fondamental de la théorie M est une membrane plutôt qu'une corde. Dans un univers supersymétrique, on ne peut plus imaginer les trajectoires comme des lignes, mais plutôt comme des sections de membranes évoluant dans un espace-temps à 10 ou 11 dimensions. Comme le dirait John Schwarz, dame Nature porte des panty !
C'est ainsi que sont apparues des sections de membranes ouvertes ou fermées, les supercordes, une variété déconcertante d'objets à l'échelle de Planck. Elles ont une seule dimension spatiale qui s'étend à l'échelle cosmique mais aucune “épaisseur” car elle avoisine 10^-33 cm. A cette échelle, l'unité de temps vaut (1 cm /10^33 )/c ~ 10^-43 sec. C'est aujourd'hui une limite temporelle infranchissable.
Les dimensions de l'Univers supersymétrique
Dans la théorie des supercordes, l'univers à 10 dimensions peut présenter des dimensions à la fois étendues ou enroulées sur elles-mêmes. Ces branes représentent des états d'énergie à l'image des ondes et des particules dans la théorie "classique". Certaines se présentent comme des membranes (p-brane), des feuilles (2-brane) ou des cordes ouvertes ou fermées (1-brane). Ce sont leurs interactions mutuelles qui créent les phénomènes que nous observons, les particules, les singularités de l'espace-temps ou confinent les forces.
Leur énergie maximale est voisine de 2x10^19 GeV, niveau d'unification de la GUT avec la gravitation, un niveau actuellement inaccessible dans les accélérateurs et autre collisionneur de particules. 10^-43 sec après le Big Bang, lorsque l'Univers se contenait dans quelque 10^-33 cm, baignant dans une température d'au moins 10^32 K, matière et énergie devaient vraisemblablement exister sous forme de supercordes symétriques régies par les lois d'une gravitation quantique à découvrir. Il faut toutefois préciser que les supercordes sont des entités quantiques et ne peuvent pas être généralisées aux objets macroscopiques.
De manière générale, dans un monde supersymétrique à 10 dimensions, au lieu de tracer des lignes d'univers dans l'espace relativiste comme n'importe quel point en mouvement, les p-branes tracent des segments d'espace, des surfaces ou des membranes d'univers. Une membrane enroulée sur elle-même peut ressembler soit à un cylindre épais (un tore ou 2-brane) soit à une fine corde (1-brane). En raison de son enroulement, elle devient beaucoup plus visible qu'une membrane à 4 ou 9 dimensions (p-brane) et trace des segments ou surface d'univers en laissant autour et derrière elle des traces d'énergie.
Croyez-moi ou non, cette variété d'équations des champs unifiés reflète la réalité, la structure énergétique, les modes de vibrations de tous les phénomènes. A leur échelle, évoluant dans leurs 10 dimensions, les p-branes ou membranes sont invisibles et indétectables en tant que telles. Ce n'est que lorsqu'elles s'enroulent sur elles-mêmes, qu'elles se "matérialisent" sous forme de différentes p-branes, créant des champs, des ondes tantôt représentées par les particules, tantôt par les interactions qui se manifestent entre elles.
6 - La tension essentielle
Dans la théorie M ou celle des supercordes, six dimensions doivent être compactifiées afin d'expliquer notre réalité. La meilleure façon d'y parvenir est d'utiliser une géométrie complexe à six dimensions appelée le millefeuille de Calabi-Yau, une géométrie dans laquelle toutes les propriétés intrinsèques des particules sont cachées. Document A Hanson.
L'une des contraintes de la théorie des supercordes ou de la théorie M est de coupler les particules élémentaires en familles égales. Aux trois couples de leptons (électron, neutrino électronique, etc) il doit correspondre trois couples de quarks. Aux côtés des saveurs u-d, c-s, et b nous devons ajouter la saveur t découverte en 1994 et leur antiparticule. En théorie rien n'empêche ces familles d'être plus nombreuses, mais la réalité et les phénomènes de résonance que l'on observe dans les accélérateurs de particules semblent infirmer cette solution.
Ces théories sont difficiles à préciser car elles doivent en tous points être conformes aux observations. Malheureusement les groupes symétriques décrivent le nombre de bosons de jauge dans un espace composé de 496 dimensions ! 12 bosons sont nécessaires pour décrire les interactions électromagnétique, faible et forte: 1 photon, 3 bosons intermédiaires et 8 gluons. Cette partie est déjà unifiée mais en ajoutant 6 dimensions de plus au monde réel et 484 vecteurs d'interactions ! Toutes ces dimensions doivent donc être compactifiées.
La relativité générale décrit la structure locale de l'espace-temps en fonction de l'interaction gravitationnelle avec la matière et avec elle-même. Dans un Univers supersymétrique, la théorie des supercordes permet de choisir les paramètres expérimentalement. En théorie 6 dimensions se compactifient spontanément jusqu'à l'échelle de Planck. Les théoriciens peuvent ainsi fixer à 4 les dimensions de l'espace-temps. La grandeur de ces 6 dimensions excédentaires expliquerait pourquoi les forces relatives des différentes interactions sont si différentes et pourquoi parmi 496 bosons de jauge si peu sont observés. L'une des contraintes les plus sévères de ce modèle est la tension des supercordes: la quasi totalité des 496 bosons vecteurs n'existent qu'au-delà de 10^19 GeV, or on ne sait rien des phénomènes qui se produisent à l'échelle de Planck...
Les théoriciens considèrent dès lors qu'une théorie invérifiable n'a pas beaucoup de sens. Aussi, en 1986, le mathématicien japonais Noboru Nakanishi de l'Université de Kyoto faisait à ce propos une réflexion significative: "Une épidémie s'est récemment déclarée dans les rangs des théoriciens des particules élémentaires; elle a pour nom syndrome de la supercorde et se manifeste par les symptômes de Kaluza-Klein. L'agent pathogène est, dit-on, d'une taille bien plus petite que tous les virus connus et a la forme d'une boucle ou d'une corde. D'après les constatations, les personnes jeunes et dynamiques sont les plus exposées. [...] Déjà, il y a plus de dix ans, cette maladie avait pris les proportions d'une épidémie, mais ses ravages avaient été alors très limités car les symptômes de Kaluza-Klein ne lui étaient pas associés [...]. Or, l'épidémie qui déferle actuellement [...] est beaucoup plus grave. Aux inquiétudes suscitées s'ajoute le fait que le cerveau risque d'être touché. [...] Les malades du syndrome de la supercorde préfèrent les anomalies et regardent la normalité comme une aberration. [...] Au surplus, les personnes qu'afflige ce mal croient à un miracle. Pas un miracle comparativement mineur comme celui du partage de la mer Rouge [...], mais un Grand Miracle dans lequel un espace-temps à dix dimensions se divise en un espace-temps à quatre dimensions et un espace à six dimensions. [...] Autre trouble: les malades ne sont pas conscients de leur état, jugeant les symptômes de Kaluza-Klein comme normaux et ignorant le caractère quadridimensionnel du monde réel. Un possible désastre est à craindre si un antidote n'est pas bientôt découvert".
Feynman était également sceptique lorsqu'il entendait parler d'une unification possible de tous les champs à travers cette théorie. Mais il ne connut jamais les développements de la Théorie M. Hawking en personne, bien qu'il supportait la théorie de supergravité dans les anées 1980, changea d'avis en ne comprenant pas pourquoi on s'embarrassait de toutes ces dimensions. A l'époque on pointait même du doigt le modèle de la matière sombre et froide.
Depuis que les recherches sur les supercordes et la supergravité se sont avérées fructueuses, Hawking a changé d'avis et exprima en 2001 ce que beaucoup d'autres théoriciens pensent de ces concepts très originaux: "Comme beaucoup de gens dit-il, j'ai fini cependant par acquérir la conviction que les modèles impliquant des dimensions supplémentaires doivent être pris au sérieux".
Rappelons toutefois que la théorie des supercordes devient inutile dans toutes les situations où l'énergie influence la métrique ou dans des états limites. Ainsi, dans l'Univers de la relativité générale où des ensembles de particules massives affectent la courbure de l'espace-temps ou aux abords d'une singularité, il faut recourir à la supergravité pour déterminer l'évolution de ces systèmes. Quelque part donc, la théorie M qui englobe les différentes théories de cordes et la supergravité ressemble à une théorique "miraculeuse", "magique", plus qu'à une simple théorie embryonnaire, pardon, membranaire.
Malgré certaines réactions épidermiques, ces théories figurent en bonne place dans l'arsenal de la physique car elles fascinent de nombreux physiciens.
7 - La théorie M: jeune, dynamique et ambitieuse
A l'image d'un puzzle dont les différents éléments à priori incompatibles finissent par s'emboîter et reconstruisent l'image élégante de dame Nature, la théorie M ne décrit pas seulement les modes vibratoires des différentes particules et leurs interactions, électrofaible ou forte sous l'emprise des relations d'incertitude, mais également la gravitation à haute énergie avec toute les certitudes qui la qualifie. Le fait que cette théorie soit renormalisable et unifie la supersymétrie et les cordes est un pas de plus vers la quantification de la gravitation.
La théorie M est jeune, peut-être pas encore tout à fait mâture, curieuse et dynamique car elle touche à quantité de domaines et ambitieuse. A-t-elle de l'avenir et allons-nous retrouver grâce à elle, la symétrie originale tant espérée ? A très haute énergie les équations stipulent que la symétrie serait respectée mais leurs solutions de l'imposent pas. En effet, dans le monde de basse énergie qui nous entoure, la symétrie est brisée parce que la matière préfère se trouver dans un état de moindre énergie.
Les transitions quantiques remontent à l'origine du Big Bang lorsque le système du monde baignait dans un état de faux vide et brisa ce régime pour tomber dans un état stable de plus faible énergie. A nous de refaire le chemin en sens inverse. En réchauffant les constituants de l'univers dans les mêmes conditions qu'à l'origine, on finit graduellement par retrouver les différentes symétries, en commençant par O(3) dans laquelle la glace redevient eau et retrouve sa symétrie originale.
Effectivement, il semble que la théorie M ait un bel avenir. Un jour peut-être nous pourrons même recréer artificiellement la symétrie de Tout.
Le physicien Dimitri Nanopoulos - celui qui inventa l'expression "Théorie de Tout" (Theory Of Everything, TOE) - trouve, à l'instar de la relativité, que cette théorie est très belle et cohérente. Pour reprendre les propos d'Einstein, il pense qu' "une aussi belle théorie ne peut être que vraie". Mais rien n'est encore prouvé, d'autant que le laboratoire permettant de tester cette théorie n'existe pas !
Beaucoup de questions restent en effet sans réponse lorsqu'il s'agit de comprendre comment la compactification agit sur l'espace-temps. L'unification de toutes les interactions à travers les supercordes ou la théorie M nous permettrait de comparer la force de la gravitation aux autres forces. Mais le domaine d'énergie dans lequel baignent les p-branes est 16 ordres de grandeur plus grand que l'énergie des plus puissants accélérateurs. Si nous devions en construire un avec la technologie actuelle pour étudier ce niveau d'énergie (>10^19 GeV), son diamètre devrait être supérieur à celui du système solaire, soit environ 10 milliards de kilomètres de rayon ! La seule solution qu'il nous reste est d'essayer de les étudier ou de prédire leurs effets aux limites, à basse entropie comme l'on dit, dans des systèmes ralentis et de basses énergies (qui équivalent tout de même à quelques 10^18 tonnes de TNT !). Alternativement les astrophysiciens et les cosmologistes espèrent observer leurs effets en regardant ce qui se passe dans l'univers, près des corps très massifs ou excessivement lumineux (trou noir, quasars, etc) où nous savons que dame Nature applique les équations de cette nouvelle physique mieux que quiconque et les pousse même aux limites.
Si la théorie M est validée dans la réalité et permet de prédire la masse des différentes particules ou les effets conforment à la relativité générale, ce sera vraisemblablement l'une des inventions fondamentales de l'humanité, au même titre que la roue ou l'écriture. Seul l'avenir sera juge.
8 - En savoir plus
Plusieurs dossiers relatifs à la physique quantique sont disponibles sur le site Internet de l'auteur (lien). Thierry Lombry est également l'auteur d'un ouvrage d'introduction à la physique quantique “Un siècle de Physique: 1 – La Physique Quantique”
Il s'agit du premier livre de l'auteur. Cet ouvrage vise un large public d'étudiants et de lecteurs cultivés passionnés par les sciences en général. Très documenté, cet ouvrage nous relate l'histoire et les progrès réalisés en physique quantique depuis les débuts timides de la théorie des quanta en 1905 jusqu'aux dernières théories avant-gardistes à 11 dimensions.
Edité par Philippe Journeau des éditions AEGEUS, cet ouvrage fait partie d'une collection consacrée aux sciences que Thierry Lombry compte développer au cours des prochaines années. L'ouvrage figure également dans le catalogue "La Science pour tous" proposé par le SNE aux bibliothèques.
(c) Thierry Lombry - 4 janvier 2006
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