L’architecture d’intérieur procède des arts décoratifs comme de l'architecture. Elle conçoit l'architecture à l'échelle intime de la vie quotidienne et l’inscrit dans les comportements domestiques, professionnels, culturels des hommes.
Elle mène l'architecture à son terme, dans le détail rationnel et poétique, en jouant avec les espaces, la lumière, la couleur, le mobilier, les équipements, les objets et l’individualité de l’occupant, afin de créer des lieux non seulement opérationnels et confortables, mais reflètent la personnalité du commanditaire.
Située dans cette perspective très spécifique, la pratique professionnelle est néanmoins structurée comme celle de l'architecture : le processus de conception et de réalisation des projets suit le même trajet.
Pour la grande majorité des habitants du continent européen, le concept de vie privée n'existe pas jusqu'au XVIIe siècle : on habite, on travaille parfois et l'on dort dans la même pièce que les autres membres de la maisonnée. Maîtres et serviteurs partagent la même chambre, la salle commune - le bois est rare et cher et se chauffer un luxe que l'on partage.
Dans l'architecture palatine, le concept du passage de la sphère publique à la sphère privée se dessine peu à peu. Des salons de réception - publics - ont pour objet de montrer aux visiteurs la richesse et la puissance du propriétaire. Une ou plusieurs antichambres ont pour objet de filtrer les « clients » et autres quémandeurs.
Sur le plan de l'hôtel d'Espinchal par Claude Nicolas Ledoux, ci-dessus, on remarque sur la gauche l'enfilade Salon (publique), seconde antichambre (semi-publique) et antichambre (plus privé). Les appartements privés déroulent l'enfilade classique : chambre à coucher (où l'on peut recevoir ses intimes) avec la garde-robe adjacente, le cabinet (réservé au calme et au travail) et le boudoir (totalement privé - notons la proximité avec les lieux à l'anglaise). L'escalier, souvent morceau de bravoure architectural et pièce centrale sinon principale des palais, est ici relégué au rôle utilitaire de jonction avec l'étage supérieur privé et n'est accessible depuis les pièces de réception que par un passage discret presque dérobé.
Avec l'élévation du niveau de vie consécutif à la révolution industrielle, ce modèle nobiliaire séparant vie publique (réception) et privée (habitation) va être copié par la bourgeoisie puis la petite bourgeoisie pour devenir un standard.
L'évolution de la place de la cuisine dans l'architecture intérieure aide à comprendre les enjeux auxquelles celle-ci doit faire face : reflet sociologique des usages du temps, soumis aux contraintes techniques.
Les exemples qui nous restent du Moyen Âge de cuisine témoignent de la peur des incendies : ce foyer qui chauffe et nourrit est aussi source d'un feu destructeur aussi les cuisines sont séparées du corps de bâtiment principal et, comme le donjon défensif, sont en dur quand la plupart des maisons, hangars et autres bâtiments utilitaires sont en bois.
Si elles intègrent l'architecture intérieure des palais et châteaux, elles sont rarement mentionnées et décrites en tant que telles sur les plans par les architectes : elles sont de l'ordre du « commun » et ne valent pas la peine d'être mentionnées.
Sur le plan de l'hôtel d'Espinchal illustré ci-dessus, les cuisines sont sans doute situées en sous-sol et les domestiques montent les plats aux maîtres de maison qui déjeunent selon toute probabilité dans l'antichambre (lorsqu'il s'agit de repas privés) ou dans le salon (pour des réceptions plus publiques). La salle à manger est encore « flottante » et les repas souvent servis sur des tables à tréteaux facilement démontables. En tous les cas de figure, elle n'est pas indiquée sur le plan de cet hôtel particulier.
Avec l'émergence de la bourgeoisie, au XIXe siècle, la cuisine apparaît sur les plans des maisons d'habitation. Mais dans l'articulation public/privé évoquée ci-dessus, elle fait partie de la sphère privée (on ne la montre pas) et quand le niveau de vie des propriétaires le permet, elle fait encore partie de la zone de la maison ou de l'appartement réservée aux domestiques.
C'est à partir de 1945, sous l'influence de l'American way of life, avec l'émergence de la femme active (la « bourgeoise » cesse d'être une femme dite « au foyer »), que la cuisine change. Les appareils électroménagers facilitent la vie de la ménagère. L'homme participe de plus en plus aux tâches de la vie de famille.
La cuisine qui était jusqu'alors rejetée dans un no man's land a droit de cité et rentre dans la sphère du public et du montrable. Elle s'intègre dans l'espace public par excellence qu'est le salon et la salle à manger, désormais scindés en un tout avec les cuisines dites « à l'américaine » qui donnent sur la salle de séjour.