Les bloqueurs de pubs mettent en péril la gratuité de ce site.
Autorisez les pubs sur Techno-Science.net pour nous soutenir.
▶ Poursuivre quand même la lecture ◀
Analyse
- « Notre réalité est criblée de fuites » : le héros décalé, Ragle, s'interroge sur la réalité du monde où il vit, et fait même référence au plus célèbre des philosophes idéalistes, l'évêque irlandais du XVIIIe siècle, Berkeley. Il cite Shakespeare, pour donner son titre (anglais) au roman : « The Time is out of joint / L'époque est désarticulée ». Ses références sont aussi mystique et religieuse, et Dick fait allusion aux sectes chrétiennes hérétiques (gnostiques).
- L'angoisse : la paranoïa du héros est un thème fréquent dans les romans de Dick. On peut supposer que lui-même, par des moyens naturels ou artificiels, savait ce qu'étaient des hallucinations. La chance de Dick romancier est d'avoir eu à sa disposition la science-fiction — ce genre littéraire devenu sophistiqué avec « l'âge d'or » (Van Vogt, Asimov, Simak, Bester) — où ses visions propres pouvaient être objectivées dans des scénarios astucieusement montés. Ces bizarreries que voient les personnages de ce roman, comme des autobus creux emplis d' « hommes creux » (et le poète T. S. Eliot est appelé à l'aide pour cette image étrange et poétique), est-ce l'effet de la folie qui les frappe ? ou l'effet d'une incompréhensible manipulation faite à leurs dépens.
- Les univers parallèles : toujours grâce aux thèmes propres à la science fiction, les héros du livre peuvent vivre dans un univers apparemment banal, et par des moyens également banals (un poste à galène, un autobus, un camion de livraison), entrer en relation avec un univers parallèle étrange. Cela permet à Dick de mettre en scène des mondes qui sont des simulacres, mot qui interviendra explicitement en 1964, dans le titre d'un de ses romans. Y a-t-il du réel dans le monde de Ragle et Vic ? ou bien tout est faux : les décors, les camions, les passagers des bus, les voisins, l'argent, les cartes de crédit, jusqu'à l'époque ? Quand on quitte les « mondes simulés » qui ressemblent à notre monde réel, on pénètre dans des « mondes réels » qui ne ressemblent à rien de connu. Et quand on rencontre des « manipulateurs », n'y a-t-il pas derrière eux d'autres « manipulateurs » ?
- Littérature.
- Le monologue : Dick utilise avec virtuosité la technique du monologue intérieur, entrainant le lecteur dans la pensée des personnages (sa célèbre empathie), le déconnectant ainsi des repères de la réalités extérieure : cette technique d'écriture est l'une des « signatures » spécifiques de l'écrivain. Le personnage qui se parle (Ragle Gumm le plus souvent) peut à la fois se voir dans son propre présent, et aussi lui superposer ses émotions (angoisses et sentiment de culpabilité), des images nées de ses désirs amoureux et des fragments du monde réel et menaçant qu'« on » lui cache. Tout cela en quelques lignes : Dick est un très grand écrivain.
- Les décors : Dick excelle à montrer l'angoisse qui monte quand un personnage passe d'un univers sombre, trop vide d'habitants (la route, un parking) à un univers trop brillant et trop plein de gens (un restaurant). Ces univers sont-ils fiables ? ou des décors ? Tout le talent de Dick : rendre extraordinaires des décors familiers.
- Points de vue de Dieu : Dick change aussi les points de vue. Quand ses héros en plein désarroi s'interrogent sur la réalité de leur univers, le romancier fait intervenir des séquences ayant lieu « ailleurs » et qui prouvent que ces héros ont bien raison de se méfier, et pourtant les mobiles profonds échappent à tous : « Nos vies dépendent de Ragle Gum. De lui et de son concours ». Sont-ce des « Dieux » qui surveillent des hommes, ou Ragle Gumm est-il lui-même un « Dieu qui s'ignore » (thème pas rare en science-fiction, voir Le Livre de Ptath de Van Vogt ou Toi, l'immortel de Zelazny). Que devient un monde qui a besoin de son dieu pour survivre, quand ce dieu s'enfuit dans un univers parallèle pour fuir « ceux qui le pourchassent » ?