L’intouchable mémoire de Lénine
Compagne de Lénine, responsable importante de l’éducation en URSS, Kroupskaïa est rapidement impliquée dans les conflits qui ont précédé, puis suivi, la mort du leader bolchévique. Toujours soucieuse de la santé d’Illitch grièvement blessé dans un attentat en août 1918, elle s’occupe de lui quand une première attaque cérébrale l’écarte provisoirement du pouvoir en mai 1922. À partir de cette date, Lénine ne reprend plus réellement les commandes du pays, alors même que ses inquiétudes quant à l’évolution du pouvoir soviétique sont de plus en plus vives.
Le testament politique qu’il rédige auprès de Kroupskaïa en décembre 1922 exprime beaucoup de réserves envers ses collaborateurs les plus proches, mais ses critiques les plus fermes sont dirigées contre Staline. Il faut, sans doute, pour expliquer ces remarques acerbes, datées de janvier 1923 dans un étonnant post-scriptum, considérer son récent manque de respect envers Nadejda, le GenSek ayant osé dire publiquement, par des mots aussi crus que violents, que le partage du lit de Lénine ne lui donne aucune légitimité politique. Participant comme déléguée à tous les congrès du Parti, y compris après la mort de Lénine en janvier 1924, Kroupskaïa essaie de jouer un rôle dans la guerre de succession qui fait rage. Sa tentative de faire connaître le testament d'Illitch lors du congrès du Parti en avril se solde par un échec. Durant trois ans, elle appuie les factions contre Staline, soutenant même quelque temps l'Opposition unifiée. Elle capitule rapidement en 1927 mais éprouve beaucoup de mal à accepter le culte inouï du leader bolchévique que le nouveau maître du Kremlin organise à son plus grand bénéfice.
Prévenue contre Staline, Kroupskaïa n’en reste pas moins intouchable car elle est de fait protégée par les effets de la religion léniniste qui se développe dans le pays. Il serait en effet compliqué d’expliquer qu’un Lénine infaillible et visionnaire ait pu se tromper si longtemps sur la personne qui partageait son existence. Nadejda, qui adopte un profil bas, apporte pourtant de l’aide à tous les anonymes qu’elle a croisés durant ses années de combat et qui parfois l’appellent à l’aide. Elle tente même de soutenir certains vieux bolchéviques pris dans la nasse des Grands Procès. On sait ainsi qu’elle vote vainement contre la décision d'exécution de Boukharine en 1938. Elle s’éteint le 27 février 1939. Ses cendres reposent à Moscou, au pied du Kremlin, sur la Place Rouge, à côté du Mausolée de Lénine.
La postérité de Nadejda Kroupskaïa interroge. Son action dans la construction du bolchévisme est incontestable, notamment dans le domaine de l’éducation où son rôle historique est certainement à réévaluer positivement. Son apport est aussi évident au plan privé auprès de Lénine. Le soutien empreint d’abnégation qu’elle lui a donné, à tous les niveaux, son indulgence envers ses travers de caractère, a libéré le leader des contingences matérielles et des soucis domestiques, lui laissant toute liberté pour mener ses combats politiques, sachant, de plus, que le couple n'a jamais eu d'enfants. Femme politique défendant l’émancipation féminine, Kroupskaïa correspond assez mal dans le particulier aux idéaux qu’elle défend dans le général, Alexandra Kollontaï parlant même d’un « esclavage » domestique, quand elle considérait la position en retrait de la femme du leader bolchévique.
Le partage des tâches au sein du couple était clair, y compris dans l'analyse politique, Nadejda n'ayant que très rarement exprimé une quelconque opposition envers son époux. Ses écrits — notamment Souvenirs sur Lénine, publié sous sa forme définitive en 1933 mais où le récit s'interrompt en 1919 — renseignent sur leur vie d'exil avec une abondance de détails.
Notes
- Dopé par les transferts financiers en provenance des pays occidentaux, en premier lieu par les capitaux français, le décollage économique s’affirme à travers une concentration industrielle très élevée. Ainsi, les usines Poutilov de Pétersbourg compteront en 1910 plus de 12 000 ouvriers sur un seul site.
- Un peu prévenue contre ce gendre curieux qui n’assumera jamais la moindre profession tout au long de sa vie, Elizaveta Vasilevna accompagnera cependant le couple durant ses pérégrinations, assurant avec sa fille les détails d’intendance jusqu’à sa mort à Berne en avril 1915.
- Kroupskaïa traduit notamment l'histoire des trade-unions anglais de Sidney et Béatrice Webb.
- Ce choix reste assez énigmatique, certaines sources parlent d’une référence au fleuve Léna (alors qu’Oulianov est exilé sur l’Iénisseï) voire la volonté de s’opposer à Plékhanov, lui-même ayant utilisé le pseudonyme de Volgine, inspiré de Volga, fleuve qui serait moins puissant que la Léna et surtout d'une direction différente. Kroupskaïa, quant à elle, n’utilise que le patronymique Illitch (d’Illya, le père d’Oulianov).
- Le Parti ouvrier social-démocrate de Russie a été fondé, en absence de Lénine, au congrès clandestin de Minsk en mars 1898
- Le couple bénéficie des « expropriations » qui permettent au Parti de se constituer des ressources. Il s’agit soit des coups de main commis par des militants au nom de la cause (dont le plus célèbre est le fameux hold-up de Tiflis commis par Staline et Kamo en juin 1907), soit plus souvent des dons ou des legs effectués par des partisans fortunés. Certains d’entre eux vont même jusqu’à léguer leur fortune au mouvement, ainsi Nikolaï Pavlovitch Schmidt, neveu d’un riche industriel, dont Lénine a su habilement capter l’héritage en mobilisant, par des mariages fictifs, quelques militants dévoués.
- Il y est mort en 1883.
- Journée que Lénine décrète en Russie le 8 mars 1921 dont la date sera ensuite reprise dans le monde entier.
- En 1928, les manuels scolaires sont édités dans soixante-dix langues de l’URSS, chiffre qui passe à cent quatre en 1934
- Makarenko (1888-1939), dans des conditions assez proches de celles connues par Johann Heinrich Pestalozzi à Stans, est nommé en 1919 directeur d’une colonie d’enfants abandonnés ou délinquants, de « besprizorniki », colonie qui sera baptisée Gorki après la visite de l’écrivain en 1927. Après avoir connu quelques déboires avec les autorités ukrainiennes et un déménagement sur un autre site – où il fonde la colonie Dzerjinski - Makarenko est reconnu par le pouvoir en 1929, année qui consacre, avec le soutien de Kroupskaïa, la pédagogie marxiste. L’accord du Comité Central du parti communiste russe permet à Makarenko de diffuser librement des méthodes éducatives alors jugées orthodoxes.
- Célestin Freinet, qui visite l’URSS en 1925, voyage qui influencera sa démarche pédagogique, raconte six ans plus tard, dans un numéro de L’Ecole Emancipée, sa rencontre avec l’éminente adjointe de Lounatcharsky : « Je pense (…) à la réception simple et cordiale que nous réserva Kroupskaïa à Moscou (…). La glorieuse compagne de Lénine vint s’asseoir au milieu de nous comme une vieille et bonne maman, et nous discutâmes longuement, sans le moindre apparat. »
- Ainsi dans le post-scriptum du Testament : « Staline est trop brutal, et ce défaut parfaitement tolérable dans notre milieu et dans les relations entre nous, communistes, ne l’est pas dans les fonctions de secrétaire général. Je propose donc aux camarades d’étudier un moyen pour démettre Staline de ce poste et pour nommer à sa place une autre personne qui n’aurait en toutes choses sur le camarade Staline qu’un seul avantage, celui d’être plus tolérante, plus loyale, plus polie et plus attentive envers les camarades, d’humeur moins capricieuse. »
- Kroupskaïa écrit en décembre 1923 à Lev Kamenev à cette époque chef du Politburo : « Léon Borisovitch ! À la suite d'une courte lettre que m'a dictée, avec l'autorisation des médecins, Vladimir Ilitch, Staline est entré hier dans une violente et inhabituelle colère contre moi. Ce n'est pas d'hier que je suis au Parti. Au cours de ces trente années je n'ai jamais entendu d'aucun camarade un mot grossier. Les affaires du Parti et celles d'Ilitch me sont aussi chères qu'à Staline. J'ai besoin aujourd'hui d'un maximum de sang-froid. Ce que l'on peut — et ce que l'on ne peut pas — discuter avec Ilitch je le sais mieux que n'importe quel médecin, parce que je sais ce qui le rend ou ne le rend pas nerveux. En tout état de cause, je le sais mieux que Staline. Je m'adresse à vous et à Gregori (nda : Zinoviev) comme à de vieux camarades de Vladimir Ilitch, et vous supplie de me protéger contre des ingérences brutales dans ma vie privée, de viles invectives et de basses menaces. Je n'ai aucun doute quant à ce que sera la décision unanime de la Commission de contrôle, de laquelle Staline a jugé bon de me menacer. Quoi qu'il en soit, je n'ai ni force, ni temps à perdre dans cette stupide querelle. Je suis un être humain, et mes nerfs sont tendus à l'extrême. N. Kroupskaïa. » Cité par Nikita Khrouchtchev au XXe congrès de 1956.
- Elle a supporté en silence la liaison que Lénine a entretenue avec Inès Armand et qui ne se serait interrompue qu’en 1913.
- Les écrits de Kroupskaïa indiquent qu’elle souffrait de la thyroïde. Certaines sources parlent de maladie de Basedow qui l'aurait peut être rendue stérile.