À la fin de 1835, Fröbel rédige un document au titre révélateur, « Erneuung des Lebens fordert das Jahr 1836 » (L’année 1836 exige un renouveau de la vie), qui débute par ces mots : « C’est l’annonce et la proclamation d’un nouveau printemps de la vie et de l’humanité qui résonne si clair et si fort à mon oreille par toutes les manifestations de ma propre vie et de la vie des autres. C’est toi, renouveau et rajeunissement de toute vie, qui parles si activement et si clairement à mon esprit à travers toute chose et en toute chose en moi et alentour de moi. C’est le moment tant attendu par l’humanité et qu’on lui promet depuis si longtemps comme étant l’âge d’or ».
Cet âge d’or, ce sera celui de la famille redevenue « saine », et bientôt « sainte » famille. Dans les rapports entre parents et enfants et entre frères et sœurs, la famille retrouvera sa santé parce qu’un climat meilleur s’instaurera : celui du jeu en commun. Echaudé par l’échec du projet de Helba, la mise en sommeil de Keilhau et les résultats mitigés obtenus en Suisse, Fröbel semble avoir renoncé aux grandes idées exposées dans « De l’éducation de l’homme ». Plaçant désormais tous ses espoirs dans la famille, il élabore un modèle d’organisation associative provisoirement affranchi de tout contrôle étatique. Il invente des matériels de jeu pour améliorer le climat pédagogique au sein de la famille (bourgeoise) et il encourage activement la création d’associations parentales dont les membres pourraient se stimuler mutuellement en se transmettant leur expérience en matière de jeu. Quant aux jardins d’enfants, ils ne constituent nullement la clé de la pensée de Fröbel dans les dernières années de sa vie mais bien plutôt une conséquence qu’il n’avait pas souhaitée à l’origine.
Son rêve, c’était de transformer la famille pour en faire le point focal de l’éducation de l’être humain, de voir appliquer ses méthodes d’éducation « sphérique » dès la petite enfance pour permettre l’avènement d’un nouveau « printemps de l’humanité ». Cette éducation « sphérique » des jeunes et des enfants d’âge préscolaire devient possible grâce aux matériels de jeu élaborés par Fröbel. C’est ce programme qui donnera naissance par la suite à l’institution du jardin d’enfants où des éducatrices professionnelles (jardinières d’enfants) s’occupent des jeunes enfants en les faisant jouer. Mais cela signifie que les activités d’éveil par le jeu qui dans l’idée de Fröbel, au moins à l’origine, devaient s’inscrire dans le cadre familial, sont désormais transférées dans un autre contexte et que l’un des points essentiels de sa théorie originale d’éducation par le jeu se trouve ainsi perdu.
Quand Fröbel revient en Allemagne en 1836, il rapporte déjà dans ses bagages certains matériels de jeu, qu’il appellera des « dons ». En 1837, il ouvre à Bad Blankenburg, en Thuringe, un « établissement pour répondre aux besoins d’activité de l’enfance et de la jeunesse », qui constitue une véritable fabrique de jouets. C’est là qu’il fabrique ses premiers ‘dons’, six petites balles faites de brins de laine aux couleurs du spectre et un ensemble de sphères, de cubes et de cylindres de bois. Un troisième ‘dons’ se présente sous forme d’un cube constitué de huit cubes assemblés. Fröbel imagine aussi de fabriquer des livres à découper et des matériels pédagogiques à l’usage des établissements scolaires, par exemple un cube d’auto-apprentissage de la langue ou un cube spatial (mathématique). Chaque face de ce cube « parlant » porte une étiquette fournissant une information sur le cube en tant que volume mathématique, qui renvoie également aux différentes formes du discours.
Mais Fröbel abandonnera cette idée car ce type de matériel ne trouvait qu’une utilisation très restreinte dans les établissements scolaires. Il s’agit néanmoins d’une étape importante dans sa théorie du jeu, car elle met en évidence l’articulation nécessaire entre la pédagogie scolaire et la pédagogie du jardin d’enfants : de même que l’écolier se familiarise avec l’information inscrite sur les faces du cube en le manipulant, l’activité ludique de l’enfant d’âge préscolaire, par le biais des « dons » et des « occupations », c’est-à-dire par la participation active et les jeux de construction et d’assemblage, met en lumière la structure, les lois et la nature des objets dans leurs relations avec la subjectivité de l’enfant.
L’auto-apprentissage occupe donc toujours une place prépondérante dans ces nouveaux matériels de jeu de Fröbel. A travers le jeu, le « don » révèle à l’enfant ses propriétés et sa structure. Mais les « dons » et « occupations » pour enfants d’âge préscolaire de Fröbel ne se ramènent pas à des matériels éducatifs en soi ; en effet, l’élément d’auto-apprentissage est complété par des jeux auxquels les adultes participent, aidant l’enfant qui joue ou qui construit de leurs suggestions et de leurs explications. Les jeux éducatifs de Fröbel correspondent donc bien au modèle « sphérique » : il s’agit de former l’enfant non plus par la « science » mais par le moyen d’un contact actif avec les formes élémentaires qui mettent en lumière et symbolisent la « généralité » des objets en cause.
En mars 1838, Fröbel associe à son établissement pour répondre aux besoins d’activité de l’enfance et de la jeunesse - qu’il avait d’abord voulu appeler « l’institution autodidacte » - un « institut de formation de guides d’enfants » qui s’ouvre en juin 1839. Sa femme Henriette Wilhelmine était morte en mai de la même année. Le 28 juin 1840, le « jardin d’enfants allemand général » était inauguré à l’hôtel de ville de Bad Blankenburg dans le cadre des festivités à la mémoire de Gutenberg. En 1848, Fröbel quitte Keilhau où il résidait à nouveau depuis 1844 pour ouvrir à Bad Liebenstein une « institution pour la réalisation de l’unité vitale universelle par la formation développementale et éducatrice de l’homme ».
Il s’agissait d’un jardin d’enfants associé à un internat pour la formation de jardinières d’enfants. En mai 1850, Fröbel s’installa dans un château de Marienthal près de Schweina : c’est là qu’il se remarie en juin 1851 avec Luise Levin, et qu’il meurt le 21 juin de l’année suivante. Fröbel s’était enthousiasmé pour la révolution de mars 1848 dont il espérait, au-delà de son impact purement politique, qu’elle contribuerait à populariser ses jardins d’enfants. C’est dans cette optique qu’il organisa en août 1848 un congrès d’enseignants de l’école élémentaire à Rudolstadt pour discuter des liens pédagogiques entre le jardin d’enfants et l’école primaire et de la place des matériels de jeu dans le système scolaire. Les participants à la réunion adoptèrent une résolution demandant à l’Assemblée nationale de Francfort de généraliser la pratique des jardins d’enfants dans le cadre du système d’enseignement allemand unifié. L’échec de la révolution de 1848 ôta à Fröbel tout espoir de faire aboutir sa réforme de l’enseignement préscolaire et de transformer les « écoles pour petits enfants » et « garderies » en jardins d’enfants ou institutions pédagogiques. En août 1851, le gouvernement de la Prusse inquiet des rapports qu’entretenait Fröbel avec les milieux libres-penseurs et du fait que la religion était abordée dans ses établissements en dehors de tout dogmatisme et de toute orthodoxie décida d’interdire les jardins d’enfants sur l’ensemble de son territoire.
Fröbel a popularisé de multiples façons sa théorie du jeu mais n’en a laissé aucun exposé systématique. Ses premiers textes sur le jeu et les « dons », qui datent de 1837, ont paru dans le « Sonntagsblatt » en 1838 et 1840. Cette « feuille dominicale » était la deuxième publication hebdomadaire produite par Fröbel après « Les familles éducatrices » de 1826. En 1838, Fröbel consacre deux opuscules aux deux premiers « dons » de son invention. En 1843, il publie les « Nouvelles et comptes rendus sur le jardin d’enfants allemand » et en 1844, il expose ses idées sur l’éducation des petits enfants dans les « Mutter-und Koselieder » (Chants de la mère) et dans une brochure consacrée à son troisième « don ». En 1848, Middendorff rédige, avec la collaboration de Fröbel, un rapport intitulé « Un besoin actuel, les jardins d’enfants, fondement de l’unification de l’éducation du peuple », à l’intention du parlement de Francfort. En 1850, paraît le troisième hebdomadaire publié par Fröbel : « L’hebdomadaire de Friedrich Fröbel, journal unificateur pour tous les amis de l’éducation ». En 1851 et 1852, il fait paraître sa dernière feuille hebdomadaire, intitulée « Revue périodique sur les efforts de Friedrich Fröbel en faveur d’une instruction pour le développement et la formation de l’homme dans la réalisation de l’unité vitale universelle ».
En 1851, Fröbel publie sous forme de brochure une version élargie de son article sur le troisième « don » paru dans le « Sonntagsblatt » en 1838. Ce sera sa dernière publication importante.
La stature internationale de Fröbel repose sur le fait que son jardin d’enfants, centre pédagogique pour enfants de 3 à 6 ans, se démarque résolument des autres établissements préscolaires de son temps qui, soit étaient de simples garderies, soit dispensaient aux enfants un enseignement scolaire. Fröbel au contraire entend développer les diverses catégories de facultés de l’enfant par le jeu, de manière à lui permettre d’exercer son propre mode de perception des choses et à satisfaire en même temps à l’exigence d’éducation élémentaire.
L’idée originale de Fröbel : éveil des très jeunes enfants par le biais de jeux éducatifs dans le cadre familial, est confrontée après 1840 à l’exigence sociale d’une prise en charge journalière des jeunes enfants dans des structures d’accueil extérieures au foyer. C’est ainsi que le jardin d’enfants, conçu au départ par Fröbel comme une vitrine où les mères pouvaient voir appliquer concrètement ses idées sur les jeux éducatifs est devenu une institution où le jeu était organisé de manière systématique. Aux premiers collaborateurs, généralement de sexe masculin, qui devaient populariser l’idée du jeu dans le cadre familial succèdent des jardinières d’enfants qui sont des organisatrices de jeux professionnelles, formées par Fröbel lui-même lors de stages d’une durée de six mois.
Les jardins d’enfants du temps de Fröbel, y compris celui qu’il avait fondé à Blankenburg, comportaient trois axes d’activité. Ils étaient centrés sur le jeu avec les « dons » et « occupations ».
A côté, il y avait les « jeux de mouvement » : course, danse, rondes et comptines mimées, où le groupe d’enfants développe des formes de mouvement sans l’aide de matériel de jeu. Le troisième axe d’activité était la culture des jardinets, qui permettait aux jeunes enfants d’assister au développement des plantes, de les voir croître et fleurir et de comprendre comment des soins attentifs leur permettent de mieux s’épanouir. Ainsi le jeune enfant découvrait dans le miroir de la nature le spectacle de sa propre croissance.
Cependant, les activités du jardin d’enfants font une place prépondérante aux matériels : objets aussi simples que des balles, une boule, des cubes, des bâtonnets. Fröbel décompose ce système de « jouets » en matériels de diverses formes (solides, surfaces, lignes et points), dont il décrit les relations en séparant les quatre sortes de matériels (analyse) puis en les recombinant (synthèse). Partant de l’unité (de la balle) il procède par la description de matériels de plus en plus clairement structurés et distincts pour aboutir aux perles, « points » qui renvoient aux structures sphériques. Tout cela pour mettre en évidence le cosmos et la création par la construction, afin de permettre à l’enfant d’acquérir par sa propre action, une connaissance intuitive et perceptive des structures élémentaires du réel. Fröbel attachait une grande importance aux objets matériels, qu’il exploite, en particulier dans ses « dons 3 à 6 » qu’il appelait des « boîtes de construction ». Le troisième don est un lot de 8 cubes, le quatrième un cube divisé en 8 briques, le cinquième un cube divisé en 21 cubes, et le sixième un cube composé de 18 briques. La combinaison de ces éléments permet d’obtenir une variété presque infinie de formes que Fröbel dénommait « formes de la vie » (formes du monde vivant), « formes de la beauté » et « formes de la connaissance » (groupements mathématiques).
En 1844, paraît la dernière œuvre majeure de Fröbel, les « Chants de la mère » où il expose son projet pédagogique pour les nourrissons et les enfants de 1 à 2 ans encore trop jeunes pour être accueillis au jardin d’enfants. Dans cet ouvrage, Fröbel reste au plus près de l’expérience quotidienne de l’enfant, qu’il restitue sous forme de scènes (planches illustrées), de jeux de doigts et de comptines. Le vécu quotidien de l’enfant est représenté sous la forme physique et immédiatement perceptible du jeu de doigts ou regardé sur les illustrations. La mère joue avec ses doigts et l’enfant doit reproduire ses gestes. Ce livre s’inscrit dans la lignée du « Livre de la mère » de Pestalozzi, mais Fröbel va au-delà de la méthode cognitive et schématique de celui-ci. Le principe moteur est pour lui l’amour maternel. La mère exprime cet amour par le jeu.
À l’origine, le petit enfant est un être refermé sur lui-même. C’est à mesure que ses forces (son appareil moteur, ses sens, son intelligence) commencent à se développer qu’il apprend à connaître son environnement, à le différencier et à le structurer. Peu à peu, grâce à l’expérience qu’il fait ainsi du monde extérieur, le soi véritable de l’enfant se structure et se différencie. Le jeu de doigts dit du « pigeonnier », par exemple, illustre la séparation, l’éloignement et le retour, qui renvoient aux catégories de l’unité et de l’opposition. L’illustration montre un enfant qui s’échappe des bras de sa mère puis accourt à nouveau vers elle. On y voit aussi un pigeonnier où les pigeons entrent et sortent et le schéma du jeu de doigts (mains alternativement ouvertes et fermées). L’image du pigeonnier comme le mouvement des doigts font manifestement écho au double désir de l’enfant : s’émanciper de sa mère et retourner près d’elle. De même, l’image des nids d’étourneaux et de mésanges, celles de la maison et de l’église (la maison de Dieu), font écho au thème fondamental de l’unité défaite et retrouvée. La comptine et la légende de l’illustration sont des commentaires explicites de ce même thème.
Texte de la comptine :
« Quand j’ouvre mon pigeonnier/les pigeons s’envolent/ils s’envolent dans le champ vert/où ils se plaisent tant./Mais ils rentrent à la maison pour se reposer/Alors je referme mon petit pigeonnier ». Et la légende est la suivante : « L’enfant a des sentiments/qu’il veut montrer/Comme le pigeon qui s’envole/les enfants aiment sortir hors de chez eux./Mais comme le pigeon, ils reviennent à la maison./L’enfant ne tarde pas à tourner le regard vers sa maison/où on s’occupe de lui/où il peut tresser une guirlande multicolore/avec les choses qu’il a trouvées./Ces choses séparées qu’il a trouvées/peuvent être rassemblées par le récit./Ainsi la vie trouve sa tonalité »
— Lange, 1866, p. 21