Intitulé « À notre peuple allemand », le premier manifeste rédigé par Fröbel à Keilhau en 1820 débute par ces mots : « C’est d’un lieu inconnu d’un vallon caché de notre mère patrie que s’adresse à vous une petite société d’Allemands formée de quelques familles. Cette petite société se sent unie par de nombreux liens : ce sont des pères, des mères, des parents, des frères, des sœurs, unis par les liens du sang et de l’amitié… Un même amour les rassemble, amour de l’humanité, de l’éducation et de l’illustration de tout ce qui est humain, de l’humanité dans l’homme ».
L’établissement de Keilhau privilégie une conception familiale de l’éducation. L’enseignement s’y déroule dans une ambiance de famille sans distinction entre les élèves plus âgés et plus jeunes. La même atmosphère de confiance et d’« intimité » imprègne les deux cercles de la famille et de l’école où se développe et vit l’être humain en devenir.
Les méthodes pédagogiques appliquées aux enfants de Keilhau se veulent à la fois globales et scientifiques. Elles se veulent globales parce qu’elles associent le développement cognitif, intellectuel, l’éducation physique et manuelle et les aspects sociaux et religieux, cherchant à intégrer selon le vœu de Pestalozzi les forces élémentaires de la « tête, de la « main » et du « cœur » pour assurer une éducation complète. A Keilhau, il n’y a pas transmission unilatérale du savoir du maître à l’élève (les élèves pouvant faire eux-mêmes office d’enseignants). En fait, il s’agit d’une entreprise d’éducation globale de l’individu, d’un enseignement « moral et religieux » où chaque élève est toujours affectivement intégré dans un groupe, que ce soit le cercle de ses condisciples ou celui de la grande famille de Keilhau. D’ailleurs, cet enseignement ne s’arrête pas à la formation et à l’éveil intellectuel de l’élève, il porte aussi sur les facultés physiques puisqu’il comporte des aspects de formation pratique. Le programme d’études comprend des périodes d’exercice physique, des jeux éducatifs et des tâches de construction. Les relations appréhendées en termes cognitifs et rationnels sont représentées dans les textes par un dessin qui constitue un modèle. Par ailleurs, les élèves de Keilhau ont la possibilité de travailler à la ferme attachée à l’établissement. En effet, celui-ci n’est pas simplement un internat privé : il abrite aussi une petite ferme dont les produits couvrent les besoins matériels les plus immédiats de la grande famille de Keilhau.
Mais la pratique éducative de Keilhau ne se veut pas seulement globale, c’est-à-dire embrassant tous les aspects et toutes les facultés de l’être humain. Elle se veut également scientifique et fidèle au principe de l’unité sphérique entre la « nature » et l’« esprit », entre la « science » et l’« éducation ». Pour Fröbel, l’éducation et la science ont la même racine. Le cadre affectif familial encourage certes l’enfant à saisir la réalité et à en dégager les structures, mais seulement d’une manière indirecte et dans un contexte bien précis. L’enseignement scolaire doit donc être une entreprise systématique d’éveil qui dépasse le cadre de l’éducation familiale pour reprendre et approfondir de manière rationnelle et par un effort pédagogique continu l’exploration et l’analyse de la structure des choses. C’est dans ce sens que Fröbel peut définir sa pratique pédagogique comme une reproduction délibérée du modèle familial.
Le développement de l’être humain passe par la pratique des sciences. La science et l’éducation se déterminent mutuellement et se transmettent par l’enseignement. Mais nul ne peut avoir un comportement scientifique s’il n’a pas compris que la conscience humaine est le point de rencontre et d’élucidation mutuelles du moi et du monde extérieur. C’est agir scientifiquement que d’explorer son propre univers, sa pratique quotidienne, la masse des phénomènes observables dans le monde vivant, pour en découvrir les lois et structures sous-jacentes. Il est évident que la structure d’une chose, sa loi, sa généralité ou son « intériorité » pour reprendre l’expression de Fröbel, ne peuvent être compris que par la conscience humaine (l’esprit). En reconnaissant la généralité d’un objet, je comprends en même temps que l’homme est l’être, le seul être capable d’appréhender cette « généralité ». La science en tant que connaissance de la structure des objets (extérieurs) est aussi exploration scientifique de notre capacité de connaissance. C’est pourquoi Fröbel refuse de dissocier science et éducation. Tout homme éduqué a une démarche scientifique et la science est le vecteur de l’éducation.
Pour Fröbel, l’enseignement éducateur de Keilhau est donc le moyen d’associer la science et l’éducation élémentaire. Cela implique que l’enseignement soit aussi une éducation embrassant tous les aspects (forces) de l’individu et faisant appel en même temps à sa conscience de soi. C’est en cela que la pratique de Keilhau propose un modèle « sphérique » d’éducation puisque l’enseignement dispensé à l’élève y émane, en dernière analyse, des choses : l’élève reconnaît la « générique » généralité (la loi et l’esprit) des choses et prend ainsi conscience de lui-même en tant qu’être « spirituel » au pouvoir structurant.
Le principal ouvrage de Fröbel, « De l’éducation de l’homme », rédigé de 1823 à 1825 à Keilhau et publié en 1826, ne propose donc pas seulement une philosophie de l’éducation et une théorie du développement ; c’est aussi un traité de pédagogie scolaire où Fröbel expose sa théorie de l’« enseignement éducateur ». Dans cet ouvrage, comme dans les six opuscules rédigés à Keilhau, Fröbel assimile le lien entre l’éducation et la science à l’acquisition par l’homme de la conscience de soi, définie comme une relation entre l’extérieur et l’intérieur, une imbrication dialectique de l’intérieur et de l’extérieur et leur « nécessaire unification dans la vie ». En même temps, l’auteur décrit également toute une série de « cours fondateurs » conçus pour développer les forces élémentaires de l’individu et dont il souligne le principe de base : l’enseignement éducateur est régi par la loi des choses. Il faut que l’élève établisse une relation dialectique avec l’objet de la leçon. L’enseignement aide l’élève à comprendre la structure de l’objet en orientant sa réflexion et en lui donnant des indications pour progresser. De cette manière l’élève prend conscience de lui-même dans la mesure même où il apprend à comprendre l’objet.
L’enseignement de la langue, par exemple, ne concerne nullement la langue considérée comme quelque chose d’extérieur : c’est une éducation de l’individu pour l’aider à devenir lui-même. A travers le langage, les élèves découvrent leur généralité, leurs lois, et se révèlent également à eux-mêmes en tant qu’êtres créateurs de langage. Pour Fröbel, le langage est donc toujours un instrument de médiation, « extérieur » en tant qu’il désigne la réalité et « intérieur » comme témoignant de la productivité intellectuelle et du potentiel de création linguistique. De même, Fröbel ne voit pas dans les mathématiques une accumulation de problèmes et d’opérations, mais une « généralité » que l’on ne peut appréhender que si l’on admet que l’homme est le seul être capable de pénétrer et de structurer « mathématiquement » le réel pour en dégager des rapports significatifs.
Globale, la formation dispensée à Keilhau est donc avant tout cognitive, fondée sur l’analyse, même si elle ne néglige pas les aspects psycho-affectifs ou pragmatiques et manuels. Ce qui intéresse Fröbel, ce n’est pas de préparer simplement les enfants à la vie professionnelle ou de leur dispenser un enseignement centré sur le vécu de l’élève, mais de les amener peu à peu à découvrir des structures qui demeurent fortement enracinées dans les fonctions affectives et représentationnelles.
La conception familiale de la vie à Keilhau, qui trouve un prolongement dans le projet éducatif, met l’accent sur l’étroite relation entre l’expérience vécue et la connaissance entre la pratique et la théorie. C’est ce qui donne à l’établissement un caractère prononcé de foyer d’enseignement rural.
En 1818, Fröbel avait épousé Henriette Wilhelmine Hoffmeister, fille d’un membre du Conseil de guerre de Berlin. Ses collaborateurs Middendorff et Langethal étant également mariés et son frère Christian étant venu habiter à Keilhau avec sa famille, l’ambiance ainsi créée et l’excellente réputation de l’établissement vont permettre à Fröbel de faire avancer son projet, non sans s’endetter considérablement. En novembre 1825, l’établissement est encore florissant et compte 57 élèves mais déjà le déclin s’amorce et en 1829, l’institution est au bord de la faillite avec seulement cinq élèves. Cette évolution est indissociable de la politique menée par Metternich à partir de 1815.
Les aspirations nationalistes et démocratiques se heurtent en Allemagne à un contre-courant conservateur (Sainte-Alliance, congrès de Karlsbad, interdiction des fraternités et « persécution des démagogues » après 1819). Cette nouvelle politique n’épargne pas l’institution de Keilhau, dont la réputation libérale et nationaliste lui vaut d’être étroitement surveillé par la police prussienne. Fröbel lui-même devra subir un interrogatoire à Rudolstadt. Malgré les conclusions favorables, les rapports de police, la rumeur publique va faire très vite de Keilhau un « nid de démagogues ». Les parents retirent leurs enfants de l’internat. Fröbel tente alors de créer à Helba, dans le duché voisin de Saxe-Meiningen une « institution d’éducation populaire » à laquelle devait être attaché un « établissement de soins pour enfants orphelins de 3 à 7 ans. Dans son enthousiasme, il en profite pour ébaucher tout un système d’enseignement en plusieurs étapes ; de l’« établissement de soins » (précurseur des jardins d’enfants) on passe à l’« institution d’éducation populaire » (équivalent de l’école primaire) dont les objectifs clairement énoncés sont d’associer la préparation au travail et la compréhension du monde vivant, l’étape suivante étant celle de l’« institut général d’éducation allemand » de Keilhau (équivalent du lycée classique), d’une part, et, de l’autre, d’une sorte d’école secondaire pratique (un « centre de formation à l’art allemand et aux métiers allemands » ou « école polytechnique"). Malheureusement, rien de concret ne sortira de cet échafaudage théorique et la fermeture de Keilhau ne sera évitée de justesse que grâce à Johannes Barop (1802-1878) qui prend la direction de l’établissement en 1829.
Du point de vue littéraire, son séjour à Keilhau (1817-1831) reste la période la plus féconde de la vie de Fröbel. C’est alors qu’il rédige les six manifestes pour l’école de Keilhau intitulés respectivement : « A notre peuple allemand » (1820), « Une éducation globale qui répondant pleinement aux besoins du caractère allemand, telle est l’exigence première et fondamentale du peuple allemand » (1821), « Principe, but et vie intérieure de l’Institut général d’éducation allemand de Keilhau, près de Rudolstadt » (1821) « De l’Institut général d’éducation allemand de Keilhau » (1822), « De l’éducation allemande en général et de l’Institut général d’éducation allemand de Keilhau en particulier » (1822) et « Nouvelles de l’Institut général d’éducation allemand de Keilhau » (1823). Ces brochures offrent à la fois un exposé des bases théoriques de l’enseignement dispensé à Keilhau (philosophie de la sphère) et une description des différents cours, associant ainsi la philosophie de l’enseignement, la pédagogie scolaire et une réflexion sur les programmes scolaires. Dans certaines de ces brochures, notamment la première et la quatrième, Fröbel expose en détails son projet de système pédagogique national qui reprend les idées maîtresses de Fichte, mais sans se placer dans une perspective nationaliste. Dans « De l’éducation de l’homme » rédigé en 1826, Fröbel ignore complètement ce programme et se contente de décrire la pratique pédagogique de Keilhau en se référant pour l’essentiel à sa philosophie de la sphère. Cela vaut également pour sa revue hebdomadaire « Wochenschrift : Die Erziehenden Familien » (Les familles éducatrices), où il décrit à la fois la vie de famille à Keilhau et certains des cours enseignés (géographie élémentaire et théorie de l’espace). Si on ajoute à cette production les projets détaillés pour l’institution d’éducation populaire de Helba et l’abondante correspondance qu’il entretient à ce sujet avec les autorités de Meiningen, on constate que Fröbel a au cours de cette période une productivité peu commune. Ressentant comme un échec le déclin de Keilhau et l’inaboutissement du projet de Helba, Fröbel décide alors d’aller exercer ses talents pédagogiques ailleurs. Par l’intermédiaire de la famille von Holzhausen - il se rend à Francfort-sur-le-Main en mai 1831 - il fait la connaissance du Suisse Xaver Schnyder, de Wartensee qui l’invite à venir ouvrir un établissement d’enseignement privé en Suisse.