Il y a cent ans, le restaurateur se permettait de traiter un monument comme une œuvre d’imagination, et il pouvait rêver d’un Moyen-Âge idéal et d’une pureté de style tout à fait théorique. Dès lors s’affrontaient déjà deux conceptions. D’une part celle de Viollet-le-Duc, imprimant la marque de l’architecte-artiste à l’édifice, qui devait recevoir un fini parfait et «si nécessaire être corrigé et complété», quitte à être falsifié. D’autre part celle de Luca Beltrami, au château des Sforza à Milan, Bodo Ebhardt, au château impérial de Haut-Koenigsbourg, Conrad Steinbrecht, au château du grand-maître des chevaliers teutoniques à Malbork/Marienburg (Forteresse teutonique de Marienbourg). Cette seconde démarche constituait un pas décisif vers la restauration scientifique. Elle est plus proche des conceptions d’Arcisse de Caumont, qui demandait déjà au milieu du XIXe siècle que soit respecté le monument, que soit définie une doctrine scientifique. Si les nouveaux restaurateurs vers 1900 cherchent à intégrer toutes les époques, ils ne résistent pas à l’envie de remonter tous les murs même si certains de ceux-ci avaient été détruits anciennement lors de transformations intentionnelles.
La critique essentielle à formuler dans les démarches comme celle qui a présidé à la restauration du Haut-Kœnigsbourg est l’absence de rigueur scientifique dans certaines parties reconstituées ; alors que l’on connaissait déjà l’essentiel sur les architectures concernées, Bodo Ebhardt a refusé la collaboration et les conseils d’archéologues du bâti (comme l’a fait remarquer Otto Piper) et s’est permis des fantaisies et des invraisemblances pour se faire plaisir. Il faut souligner cependant que les reconstitutions sont généralement exactes et qu’elles ne concernent que les parties disparues (et non comme chez Viollet-le-Duc des modifications de parties conservées). On regrette beaucoup de ne pas pouvoir distinguer facilement les parties reconstituées. Mais par ailleurs, il faut louer ces restaurateurs d’avoir œuvré pour une très grande lisibilité et la plus exacte possible des plans généraux, de l’articulation des volumes et de la fonction des détails.
Il est évident qu’il ne peut pas et ne doit pas exister de doctrine générale pour le parti à prendre dans la conservation, restauration, réutilisation et mise en valeur des différents types de patrimoine. Il est normal, il est souhaitable qu’un débat permanent soit ouvert pour redéfinir à chaque grand chantier le parti à prendre.
La discussion doit être ouverte de savoir par exemple si une ruine doit faire l’objet d’une restauration complète ou partielle ou seulement d’une consolidation archéologique qui la gèle dans son dernier état. La discussion doit être ouverte aussi de savoir si le monument a une vocation de musée, une fonction pédagogique en soi (si une église doit enseigner ce qu’est une église, et un château ce qu’est un château), ou si on peut le réutiliser pour un objectif contemporain. Par contre, il n’est pas du meilleur intérêt pour les monuments de servir à des expériences de singularisation ni de prétexte à des créations artistiques contemporaines comme il était de propos au XIXe siècle.
Les études doivent permettre de cerner les diverses données, les contraintes, les exigences et les solutions envisageables propres à l’opération concernée, ainsi que les conditions de faisabilité sous tous les aspects.
Historiens, architectes, archéologues ont de tous temps contribué par leurs publications, recommandations, dictionnaires à définir les bases de la connaissance, les techniques et doctrines de conservation - restauration (Vitruve, Eugène Viollet-le-Duc, Prosper Mérimée par exemple). La recherche scientifique, technique, archéologique, avec ses nombreux spécialistes et laboratoires a apporté un nouvel éclairage indispensable aux études préliminaires et études préalables aux restaurations. Sans oublier les colloques nationaux et internationaux, les entretiens du patrimoine, qui ont permis d’échanger les connaissances et les expériences. Les progrès de la science et des techniques ont été et sont encore permanents. L’engouement constant des institutions publiques et privées pour des travaux de qualité a généré une véritable passion du public et des débats européens et internationaux. Des chartes, conventions et accords ont dégagé, de manière collégiale, des orientations, des recommandations et aussi des contraintes à respecter.
Dans le passé, certains, comme Viollet-le-Duc, ont affirmé que « restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné ». D’autres ont affirmé que « la valeur d’ancienneté n’était fondée que sur la dégradation du monument » ; cela impliquerait qu’un monument restauré perdrait sa valeur historique. Dans sa communication du 29 mai 2002 à l’Académie des beaux-arts, Michel Bourbon, restaurateur d’œuvres d’art, estimait lui, que « c’est certainement à partir de l’Inventaire général qu’il faudrait systématiquement décréter les interventions qui, dans la plupart des cas, représenteraient une opération minimum, à savoir : mettre en état conservatoire sans aller plus loin dans les décisions d’embellissement, de remplacement, de copies, de reconstructions ou de créations ».
Les restaurations abusives longtemps pratiquées par l’école de Boeswillwald et Eugène Viollet-le-Duc ne sont pas étrangères à cette réaction : celui-ci avait en effet des conceptions très personnelles sur la restauration des monuments. Comme nous le rappelons ci - avant, il lui importait peu d’être fidèle à la construction originelle. Il poussait même le raisonnement jusqu’à estimer qu’il fallait si nécessaire corriger « les erreurs de style ». Les excès des falsificateurs ont été tels que l’on peut comprendre les rejets brutaux et a priori à l’idée de nouvelles interventions. Mais il faut se demande si les excès de ces réflexes épidermiques ont eu de meilleures conséquences pour les monuments.
De nos jours, les principes de restauration et de protection ne sont plus les mêmes. Et si tout n’est pas parfait, s’il subsiste des faux pas, les restaurations s’honorent par leur discrétion. Les ajouts des restaurations sont soulignés pour ne pas tromper le visiteur et le chercheur, et non plus en faire-valoir de pseudo-créations.