Valentin Michael Smith, un humain élevé par les Martiens, est un personnage décalé qui permet à son auteur, Robert A. Heinlein, de mettre en perspective la culture occidentale dans son ensemble, aussi bien dans ses fondements judéo-chrétiens que dans son fonctionnement social. Tout le parcours du personnage principal est placé sous le signe d’une découverte naïve et curieuse de ce « Nouveau monde » dont il est pourtant originaire.
Jouant de la naïveté de son personnage et de la candeur de ses questionnements, Robert A. Heinlein met en perspective - ou remet en cause - des aspects de la société américaine ou plus généralement occidentale aussi variés que la peur de la mort, l'amour, les tabous sexuels, la place du désir, la mauvaise conscience, la religion, la propriété, l'argent, la place de la violence légale, etc. Valentin Michael Smith est donc ce corps étranger qui joue le rôle du révélateur des dysfonctionnements criants d'une société qui se sclérose, juste avant l'explosion du mouvement hippie.
Le roman de Robert A. Heinlein développe deux thématiques qui auront une grande importance pour la révolution culturelle des années 1970 :
Dans ce dernier domaine, l'auteur force le trait : les « Services Spéciaux » du gouvernement fédéral sont ironiquement désignés par l'abréviation SS (une évocation sans doute possible des milices nazies) et les deux officiers de police présentés dans le roman portent des noms à consonance germanique : Heinrich pour le premier, et Bloch pour le second. Par ailleurs, Mike, le héros, associera spontanément la violence, les armes et les forces militarisées au mal absolu et les fera tout bonnement disparaître par la simple force de son psychisme.
Ainsi voit-on poindre au fil du roman le crédo de la génération hippie qui oppose ces deux thématiques-clés : « Peace and Love » et « Faites l'amour, pas la guerre ».
Les deux premières parties du roman mettent en scène une vaste machination politique destinée à extorquer à l'Homme de Mars l'ensemble de ses biens. Robert A. Heinlein fait intervenir et interagir le pouvoir exécutif (Douglas), le pouvoir répressif (Berquist et la police), le pouvoir judiciaire (avec l'avocat et le « Juste Témoin » de Ben Caxton) et la presse d'investigation (avec Ben Caxton). Schématiquement, les projets frauduleux du gouvernement qui abuse de son pouvoir répressif sont déjoués par la presse d'investigation qui tente de s'entourer de toutes les garanties légales possibles pour mener à bien son enquête. Cette configuration politique anticiperait presque la tristement célèbre affaire du Watergate qui défraiera la chronique américaine en 1972.
Si la manœuvre du gouvernement est dénoncée par la presse, le personnage du journaliste Ben Caxton n'en est pas moins arrêté et séquestré par la police sans l'accord du chef du gouvernement de la Fédération. Robert A. Heinlein semble moins dénoncer l'abus de pouvoir en lui-même que ce qui le rend possible, à savoir l'interminable chaîne des intermédiaires politiques qui s'insère entre la population et ses hauts dirigeants. Le long développement du personnage dénommé Jubal E. Harshaw met ainsi en cause le poids trop important des lobbies, des conseillers et des cercles politiques officieux, citant à l'envi le célèbre passage des « climénoles » dans les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift et jetant un pont entre l'Angleterre du XVIIIe siècle et les États-Unis du XXe. Pour Jubal E. Harshaw, le système démocratique en lui-même, s'il est loin d'être parfait, est pourtant le moindre mal et doit être maintenu.
Robert A. Heinlein consacre les trois dernières parties de son roman à la religion. Il imagine et présente au lecteur une religion nouvelle, plus moderne, adapté à un monde économique et politique nouveau : l'Église de la Nouvelle Révélation, fondée par l'évêque Foster.
L'Église fostériste use de tous les moyens à sa disposition pour séduire de nouveaux fidèles : le strip-tease, les concerts, le show business, des mises en scène kitsch avec des angelots, etc. Du point de vue économique, l'Église fostériste est un exemple d'entreprise commerciale efficace avec la recherche de mécènes, la diffusion de messages publicitaires entre deux sermons, le partenariat avec une marque de grande surface qui lui garantit l'exclusivité de ses ventes, l'ouverture de casinos, la vente de souvenirs et la mise à la disposition des fidèles de nombreuses machines à sous.
Du point de vue du dogme, les principes de l'Église fostériste dérivent de la Bible chrétienne, mais intégrent les découvertes de la psychanalyse freudienne sur la sexualité humaine : le corps et la sexualité y sont réhabilités.
Les méthodes politiciennes de l'Église fostériste sont en revanche la cible de vives critiques de la part de Robert A. Heinelin / Jubal E. Harshaw tout au long du récit. L'intolérance vis-à-vis des autres confessions, le recrutement musclé, le formatage des esprits, les méthodes de lobbying dignes des pires syndicats de travailleurs, conduisent Jubal E. Harshaw à comparer la religion fostériste au nazisme avec ses risques de dérive totalitariste. Si Hitler vendait de la haine, l'Église fostériste vend de la joie, mais les méthodes et les enjeux sont les mêmes : utiliser des dogmes pour structurer de manière rigide une société tout entière.
On peut se demander si Heinlein n'a pas, par les méthodes qu'il critique, anticipé le développement des églises évangéliques actuelles.
Après avoir étudié le fonctionnement et les principes de l'Église de la Nouvelle Révélation, Valentin Michael Smith décide de fonder sa propre religion, « L'Église de Tous les Mondes ». La religion de l'Homme de Mars est exigeante, car ses adeptes doivent apprendre la langue et la sagesse des Martiens, elle impose de nombreux rituels et organise des rites de passage qui font passer ses membres d'un cercle à l'autre (il existe neuf cercles différents) en fonction de leur compréhension et de leur foi. Ainsi décrite, cette religion s'apparente à un culte à mystères.
De point de vue de ses principes fondateurs, elle est syncrétique et universelle, emprunte aux rites et pratiques des premiers chrétiens, tout en faisant une vaste synthèse de toutes les religions existantes, comme par exemple dans l'idée d'une « Mère universelle » qui est à la fois Isis, Cybèle, Ève, Marie, Ishtar, etc. Son mot d'ordre, « Tu es Dieu », souligne la présence de Dieu en chaque homme et affirme la responsabilité individuelle totale, dénuée de toute mauvaise conscience. D'après l'Homme de Mars, cette religion offre non une foi, mais la vérité qui peut rendre inutiles aussi bien la faim que la violence et les guerres. La compréhension de l'autre et du monde passe par l'amour physique pendant des rites d'orgies collectives. Elle fait ainsi du désir de la chair non plus un objet de contrition, mais le moteur même de la relation à l'autre.
Le personnage de l'Homme de Mars lui-même joue un rôle de figure messianique et meurt en martyr, victime, comme son illustre prédécesseur chrétien, de ceux qu'il voulait sauver. Par sa démarche et le contenu de son message, l'Homme de Mars semble incarner la figure ambiguë de Jésus-Dionysos du philosophe allemand Friedrich Wilhelm Nietzsche.
En 1968, un groupe de néo-païens inspirés par le roman de Robert A. Heinlein fonde une religion du même nom, l'Église de Tous les Mondes (Church of All Worlds), organisée en grande partie comme dans le livre. Cette Église est toujours aujourd'hui une partie active de la communauté néo-païenne et possède un site web.
Le personnage de Jubal E. Harshaw ne ménage ni les philosophes, ni la philosophie dans ses longues tirades érudites : « La majorité des philosophes n'a pas de courage ; ils commencent par avaler les principes essentiels du code actuel : monogamie, structure familiale, continence, tabous corporels, restrictions concernant l'acte sexuel et la suite, puis ils chipotent sur les détails… jusqu'à des sottises telles que de savoir si la vue de la poitrine féminine est obscène ou non. » Si Heinlein, ou plutôt son personnage, fait des philosophes des Tartuffes, c'est qu'il leur reproche de réfléchir à partir des fondements établis de la culture occidentale au lieu de les mettre en question et de les analyser pour eux-mêmes. Un philosophe qui ne réfléchit qu'aux modalités de la culture établie se condamne donc selon Heinlein à passer à côté de l'essentiel.
Le seul philosophe que Heinlein cite abondamment dans son livre, c'est Friedrich Wilhelm Nietzsche, et pas seulement parce que c'est le nom du chat de Jubal E. Harshaw ! Avec sa Généalogie de la morale, Nietsche interrogeait les fondements mêmes de la culture occidentale pour les remettre en cause, ce qui constitue pour Heinlein la véritable fonction du philosophe. L'auteur présente également son héros Mike, l'Homme de Mars, comme l'exemple même du « surhomme » nietzschéen, un être naïf au sens positif du terme, dénué de toute mauvaise conscience et qui affirme le monde. Par ailleurs, Heinlein réutilise à plusieurs reprises au cours de son récit la disctinction nietzschéenne de l'apollinien et du dionysiaque (amorcée dans La Naissance de la tragédie) pour caractériser les différentes cultures terrestres ou extra-terrestres.
Le mot-clé de la philosophie et de la religion de l'Homme de Mars, c'est le verbe « gnoquer » (« to grok » dans la version originale anglaise), dont la signification est « comprendre pleinement » et « ne faire plus qu'un avec l'objet de sa réflexion ». Gnoquer quelque chose, c'est comprendre la chose, son essence et le lien qui me lie à cette chose.
Dans les pays anglophones, après le succès du roman de Robert A. Heinlein, le mot grok a été beaucoup utilisé dans les milieux des fans de SF, des hippies et des hackers, à tel point qu'il est entré dans le dictionnaire de la langue anglaise, notamment dans le célèbre Oxford English Dictionnary.
La légende veut que Charles Manson, instigateur de l'assassinat de Sharon Tate alors enceinte, ait effectué un certain amalgame entre la société que fréquentait l'épouse de Roman Polanski et les personnes que Robert A. Heinlein qualifiait de better dead et qui étaient éliminées par le héros afin de leur permettre de mener une existence posthume plus réussie. Cependant, Charles Manson déclara ne jamais avoir lu le roman de Heinlein.