Les différentes interprétations de l'alchimie
L'interprétation des buts poursuivis par l'alchimie est rendu plus difficile par les textes volontairement cryptiques laissés par les alchimistes. Cette difficulté d'interprétation a engendré de nombreuses thèses à propos du sens qu'il convenait de donner à l'alchimie.
Théories physiques de l'alchimie
Les alchimistes se fondent sur une conception de la nature et de la matière première. Les théories s'opposent ou se combinent.
- Théorie corpusculaire. Anaxagore et Empédocle avaient tous deux avancé l’idée que ce qui nous semble plein et compact est en fait constitué de parcelles, comme l'or est fait de paillettes d'or (Anaxagore). Pour Roger Bacon (Minima naturalia), pour le Pseudo-Geber (Summa perfectionis, 1260), pour Newton, la matière est constituée d'éléments, de particules, si minuscules qu'un artisan peut les infiltrer dans celles, plus grossières, d'un métal vil comme le plomb (Zosime de Panopolis) ou le mercure. En 1646, Johannes Magnenus, un Français, pour prouver la palingénésie selon Paracelse, broya une rose, mit le mélange dans un vase de verre, scella, réchauffa avec une chandelle, et, dit-il, observa que les corpuscules s'étaient spontanément rassemblés pour recomposer une rose parfaite ! La théorie des minima naturalia, chez Albert le Grand, Robert Boyle, soutient que la matière est faite de constituants élémentaire, invisibles, doués de qualités définies, intervenant dans les réactions chimiques.
- Théorie mercurialiste. Un seul Élément, le Mercure. La théorie, qui remonte aux commentateurs grecs et à Jâbir-Geber, s'impose avec le Pseudo-Geber (qui combine mercurialisme et théorie corpusculaire), Rhazès, Roger Bacon, Petrus Bonus, Eyrénée Philalèthe (Starkey), lequel déclare : "Tous les corps métalliques ont une origine mercurielle (…) hautement semblable à l’or." Pour le Pseudo-Arnauld de Villeneuve du Rosarius philosophorum, la pierre philosophale se constitue de mercure alchimique, composé des quatre Éléments ; la composante Soufre ne sert, en vapeur, qu'à cristalliser en or ou en argent, elle est inhérente au mercure, pas un principe.
- Théorie des quatre Éléments et des deux Principes. L'Arabe Balînâs (le Pseudo-Apollonios de Tyane), Jâbir-Geber dans le Liber misericordiae, Avicenne, Albert le Grand affirment que tous les êtres, mêmes les métaux, sont composés des deux Principes : le Soufre et le Mercure, composés à leur tour des quatre Éléments. Newton admet deux composants (qu'il combine avec la théorie corpusculaire) : d'une part "notre mercure", principe passif, froid et féminin, constitué de particules volatiles et ténues, d'autre part, "notre soufre", principe actif, chaud et masculin, constitué de particules fixes, plus épaisses que les particules du mercure.
- Théorie des trois Substances. En 1531, Paracelse (Opus paramirum) pose trois Substances : le Soufre, le Mercure et le Sel. Ce qui brûle, c'est le Soufre ; ce qui fume, c'est le Mercure ; les cendres, c’est le Sel. Quand l’alchimiste décompose une chose en ses constituants, le principe sulfureux se sépare comme une huile combustible ou une résine, le principe mercuriel vole comme une fumée ou se manifeste comme un liquide volatil, enfin le principe salé demeure comme une matière cristalline ou amorphe indestructible.
- Panpsychisme. Avec les stoïciens et les hermétistes, quelques alchimistes soutiennent que de l'esprit (pneûma) habite à l’intérieur des corps. Marsile Ficin, Jean-Baptiste van Helmont appartiennent à cette école. Pour Ficin, un Esprit cosmique (spiritus mundi), intermédiaire entre l'Âme du monde (Anima mundi) et le Corps du monde (Corpus mundi), de la nature de l'éther, qui "vivifie tout", qui est "la cause immédiate de toute génération et de tout mouvement", traverse le Tout ; l'alchimiste peut attirer cet Esprit capable de canaliser l'influence des astres et ainsi de transformer les choses. Newton - lui, encore - affirme l'existence d'"un esprit très subtil qui circule à travers les corps grossiers", esprit électrique grâce auquel les particules de matière s'attirent lorsqu'elles sont peu éloignées les unes des autres.
Depuis le XIXe siècle, la théorie atomique a relégué l'alchimie au rang de pseudo-science. Paradoxalement, la physique nucléaire a montré que les transmutations de métaux sont possibles, reprenant d'ailleurs le terme, même si les théories alchimiques ont été réfutées.
Le positivisme : l'alchimie comme protochimie
Le laboratoire chimique doit énormément à l'alchimie, au point que certains ont qualifié l'alchimie de proto-chimie. C'est en particulier vrai pour certains positivistes (dont Marcelin Berthelot) qui ne considèrent l'alchimie que sous cet angle. Cette interprétation de l'alchimie comme proto-chimie repose entre autres sur les techniques et les ustensiles de l'alchimie, utilisés par les savants (Newton, etc..) avant la méthode scientifique, continue d'être utilisé de nos jours.
Pourtant, l'objet de l'alchimie (la pierre philosophale et la transmutation des métaux) et celui de la chimie (l'étude de la composition, les réactions et les propriétés chimiques et physiques de la matière.) sont réellement distincts. D'autre part le rapport entre l'alchimie et les mythes locaux, et les constantes archétypiques universelles présentes dans la philosophie sous jacente à l'alchimie la distinguent également de celle ci. Plusieurs auteurs du XXe qui ont étudié l'alchimie de manière approfondie la présente comme une théologie, ou comme une philosophie de la Nature plutôt qu'une chimie naissante, à ce titre, certains anciens alchimistes se donnaient le titre de 'seuls véritables philosophes'.
L'interprétation de l'alchimie comme relevant uniquement d'une proto-chimie proviendrait essentiellement d'une erreur d'interprétation de Marcelin Berthelot au XIXe. Françoise Bonardel retient également l'hypothèse d'une simplification excessive opérée par certains historiens du XIXe.
Un précurseur : Herbert Silberer, un disciple de Freud.
La mise en évidence d'un symbolisme alchimique, similaire dans des civilisations éloignées dans le temps et dans l'espace, a conduit Carl Gustav Jung, très tôt, à valoriser l'alchimie, comme processus psychologique. Il a particulièrement insisté sur l'intérêt psychologique ou spirituel ou même initiatique de l'alchimie. Elle aurait pour fonction "l'individuation", c'est-à-dire le perfectionnement de l'individu dans sa dimension profonde, mais à travers l'inconscient.
Gaston Bachelard tient l'alchimie pour une rêverie de célibataire, poétique, mais sans valeur scientifique, à base de désirs masculins inavoués (La psychanalyse du feu, 1937).
Mircea Eliade, historien des religions, défend dans Forgerons et alchimistes (1956) l'idée que l'alchimie, loin d'être l'ancêtre balbutiant de la chimie, représente un système de connaissances très complexe, dont l'origine se perd dans la nuit des temps, et commun à toutes les cultures. Il développe l'idée, selon l'analogie du macrocosme et du microcosme, que les transformations physiques de la matière seraient les représentations des modalités des rites ancestraux, dans leur trame universelle : Torture - Mort initiatique - Résurrection.
Dans "un champ véritablement anthropologique" se situe également l'œuvre de Gilbert Durand, qui revalorise l'imagination.