Dans le cadre de la philosophie naturelle, la théorie des quatre Éléments est une façon traditionnelle de décrire et d'analyser le monde.
À l’origine il s’agissait d’une hypothèse de certains philosophes grecs et notamment d'Empédocle au Ve siècle av. J.-C., selon laquelle tous les matériaux constituant le monde seraient composés de quatre Éléments :
Chaque substance présente dans l’univers serait constituée d’un ou plusieurs de ces Éléments, en plus ou moins grande quantité. Ce qui expliquerait le caractère plus ou moins volatile, chaud, froid, humide, ou sec (= les quatre qualités élémentales) de chaque matière. La théorie repose sur des arguments philosophiques et spéculatifs.
Les philosophes présocratiques ont imaginé une essence première en toute chose. Héraclite voyait dans le feu l'élément premier à l'origine de toute matière, Anaximène lui envisageait l'air comme essence de toute chose alors que Thalès préférait l'eau. Enfin, Empédocle, au début du Ve siècle avant notre ère, admis que les quatre éléments réunis composaient l'univers. Pour Démocrite, l'univers était composé d'« atomes » (en grec « a-tomos », qui ne peut être coupé), c'est-à-dire de particules microscopiques insécables et éternelles, qui composeraient la matière comme des briques forment un mur et qui auraient la forme générale de l'objet (rond, pointu, concave...).
C'est à l’époque des croisades, au XIIe siècle en Terre Sainte, et de la reconquista en Espagne, que le savoir des Grecs et la théorie aristotélicienne des Éléments a pénétré en Occident par l’intermédiaire des Arabes. Or, ces derniers ont essentiellement conservé dans leurs écrits l'enseignement d'Aristote. Celui de Démocrite ne s'est pas transmis, et aujourd'hui encore, nous ne connaissons les textes de Démocrite que de manière lacunaire, à travers ce que certains auteurs, en particulier Aristote, nous en disent. Les scolastiques du Moyen Âge reprendront cette théorie à leur compte et l’incluront dans leur vision chrétienne du monde.
Le texte fondateur se trouve chez Empédocle (vers -460):
Premièrement il y a le problème de l'interprétation. Zeus, dieu de la lumière céleste, désigne le Feu ; Héra, épouse de Zeus, désigne l'Air ; Aidônéus (Hadès), dieu des enfers, désigne la Terre ; Nestis (Perséphone ?) désigne l'Eau. Cependant, pour Stobée, qui semble moins crédible, Héra est la Terre, Aidônéus est l'Air. Deuxièmement, Empédocle ajoute aux quatre Éléments, matériels, deux Forces, spirituelles. Diogène Laërce le dit à propos d'Empédocle : "Ses théories étaient les suivantes : il y a quatre élements, le feu, l'eau, la terre et l'air. L'Amitié les rassemble et la Haine les sépare" (VIII, 76). Troisièmement, il y a le problème de l'ordre. Empédocle dit Feu/Air/Terre/Eau. Plus logiquement, Aristote établit la série : Feu, Air, Eau, Terre. Quatrièmement, il y a le problème de la complétude. Combien d'Eléments ? Le jeune Aristote et Philippe d'Oponte (l'auteur de l'Épinomis) ajouteront un cinquième Élément, qui est donc la quinte essence : l'Éther.
Platon, dans le Timée, pense que les quatre Éléments sont faits de particules cubiques (Terre), icosaédriques (Eau), octaédriques (Air), tétraédriques (Feu) (Timée, 56), et la sphère du monde (le Tout) est un dodécaèdre (Timée, 55e-56a). Les Éléments sont donc liés aux surfaces des solides, les quatre polyèdres réguliers alors connus : tétraèdre (pyramide) (Timée, 56b), hexaèdre régulier (cube), octaèdre, icosaèdre ; le Tout est un dodécaèdre (Phédon, 110b ; Timée, 55c). Le Feu, l'Air et l'Eau sont faits de triangles équilatéraux (24, 48, 129 triangles élémentaires scalènes), la Terre de carrés (24 triangles élémentaires isocèles), le Tout de pentagones (12 pentagones irréductibles aux triangles). Dans son enseignement oral ésotérique, Platon veut "établir des correspondances" (prosphérein) entre dimensions (unité ou nombres ou lignes insécables, lignes ou longueurs, surfaces ou plans, volumes ou solides), figures (lignes insécables, lignes, triangle, pyramide) et nombres (1, 2, 3, 4 : les nombres de la Décade), mais aussi Éléments. Ainsi, derrière l'analogie entre dimensions, figures, nombres, Éléments, s'établissent les correspondances entre unité/lignes insécables/un/Feu, entre longueurs/lignes/deux/Air, etc. "Ce qui est absolument indivisible, mais avec position, est un point ; ce qui est divisible selon une dimension est une ligne ; ce qui est divisible selon deux dimensions est une surface ; ce qui est absolument divisible en quantité et selon trois dimensions est un corps [un volume]" (Aristote, Métaphysique, Delta, 6, 1016 b).
L’apport le plus décisif à la théorie des quatre éléments fut celui d'Aristote qui y ajouta la notion de Quatre qualités élémentales. L'interprétation symbolique des quatre éléments repose sur leur décomposition en quatre qualités élémentales, suivant deux axes d'analyse que sont le chaud et le froid d'une part (deux qualités actives) et le sec et l'humide d'autre part, (deux qualités passives). (voir ici)
La conjonction d'une qualité active et d'une qualité passive agissant sur une matière première indifférenciée génère l'un ou l'autre des éléments. Dans cette analyse, la terre hérite des qualités froides et sèches (ce sont les qualités de la cendre), le feu est sec et chaud, l'air est chaud et humide (qualités du souffle exhalé) et l'eau est froide et humide. (voir ici)
À côté de ces quatre qualités élémentales, il existe aussi des qualités secondaires et dérivées, toujours opposées deux à deux, comme le subtil et l'épais (c'est-à-dire la disposition sous forme de fragments de grande ou petite dimension), le lourd et le léger, l'amer et le doux, le fluide et le visqueux...
D'autre part, cette génération des éléments par une interaction de qualités élémentales implique une dynamique des éléments. La réalité n’est pas figée : les éléments qui ont une qualité élémentale en commun peuvent se transformer l'un dans l'autre. Le feu peut donc se transformer par la modification d'une de ses deux qualités soit en air, soit en terre ; la terre en feu ou en eau ; l'eau en terre ou en air ; et ce dernier en eau ou en feu. (voir ici)
Enfin, chaque élément se subdivise en variétés, selon les mesures de la participation et des mélanges. On distingue par exemple trois sortes de feu : la flamme brûlante, la lumière et les résidus incandescents de la flamme (braises).
Aristote met en correspondances les sens et les éléments. La vue, la couleur est liée au feu, "l'intermédiaire des sons est l'air", l'odorat s'exerce au moyen d'un médium qui est l'air ou même l'eau, 'rien ne produit une sensation de saveur sans humidité", le toucher est lié à la terre. Aristote donne toujours la suite éther, feu, air, eau, terre, et c'est l'ordre qui prévaudra, l'éther (et non le feu) étant alors considéré comme la matière des astres et l'élément où ils séjournent.
L'univers est composé de quatre éléments, terre, eau, air et feu. Chacun d'entre eux possède un lieu naturel, c'est-à-dire un endroit où il réside naturellement, sachant qu'il peut aussi se trouver parfois également à un endroit qui ne correspond pas sa place naturelle. Les lieux naturels où l’on rencontre habituellement les éléments sont disposés en sphères concentriques. Au centre de l'univers se trouve la sphère de la terre, puis viennent celles de l'eau, de l'air et enfin du feu. Entre l'air et le feu, on trouve les sphères des sept planètes, soit, de la plus proche à la plus éloignée, la Lune, Mercure, Vénus, le Soleil, Mars, Jupiter, et Saturne (un ordre qui ne correspond que d’assez loin avec la réalité astronomique, telle qu’on la connaît actuellement); puis vient la sphère des étoiles fixes. Au-delà de la sphère du feu, se situe le primum mobile, le moteur de l'univers, pour les théologiens du Moyen Âge et les scholastiques qui s’approprieront la pensée d’Aristote, ce sera Dieu.
Lorsque les éléments ne sont pas dans leur lieu naturel, ils tendent à le rejoindre. C'est ainsi que l'on peut expliquer les phénomènes que les Anciens appellent météorologiques (le sens de ce terme possède une plus grande extension que dans son acception moderne) : la pluie est de l'eau de la sphère du ciel qui cherche à redescendre vers son lieu naturel ; les comètes sont du feu de la sphère du ciel qui cherche à remonter vers son lieu naturel ; les météorites sont composées de terre qui cherche à redescendre vers son lieu naturel, etc.
Parfois, l'on ajoute à ces quatre Éléments un cinquième, au statut ambigu, l'Ether, dans lequel baignerait le cosmos. Dans ce cas, son lieu naturel se situe entre l'air et le feu, ou bien au-delà du feu. Mais le plus souvent, cet élément additionnel est rattaché tantôt à l'air, tantôt au feu.
Il existe également dans la tradition indienne puis ésotérique un cinquième Élément, parfois appelé Akasha, qui signifie, en sanskrit, éther ou esprit.
L'éther représente également ce cinquième Élément. On l'appelle aussi quintessence.
De même que l'univers est divisé en quatre éléments, les êtres vivants sont classés en quatre règnes : minéral (les pierres sont considérées comme faisant partie des êtres vivants au Moyen Âge, sinon dans l’Antiquité), végétal, animal et humain. Les animaux sont eux-mêmes répartis en quatre catégories selon leur appartenance à l'un ou l’autre des quatre éléments. Il existera dans la pensée religieuse du Moyen Âge l'idée que plus on monte vers le ciel, plus on se rapproche de Dieu, et que plus on descend, plus on se rapproche du diable et de l’enfer. On trouve au sommet de la pyramide le phénix, un oiseau fabuleux lié au feu, puis les oiseaux ordinaires, simples volatiles voyageant dans les airs, suivis des poissons nageant dans l’eau, pour terminer en bas de l'échelle par les quadrupèdes qui vivent sur l'élément terre. À l'intérieur d'une même catégorie animale, il existe également une hiérarchisation des êtres en fonction de l’élément dont ils se rapprochent le plus : les oiseaux incapables de voler et marchant sur le sol comme la poule sont moins bien considérés que le gibier d’eau comme le canard, proche de l'élément aquatique, lui-même moins noble que les oiseaux de plein ciel comme le passereau ou l’épervier.(Au Moyen Âge la fauconnerie, chasse noble par excellence était réservée à la noblesse). De la même manière, les poissons de fond tel que le turbot sont inférieurs aux poissons de surface et d’eau vive tel que le saumon. Les végétaux sont également généralement associés à la terre, mais les épices au feu. Une telle répartition entre les divers éléments existe également pour les minéraux.
Les médecins grecs comme Hippocrate (v. 460-v. 370 av. J.C.) et Claude Galien (131-201 ap. J.C.) ont intégré la théorie des éléments, qu'Hippocrate a complétée par la théorie des humeurs, systématisée par Galien. Il s’agissait de la reprise d’une vieille conception grecque qui établissait une correspondance entre le microcosme et le macrocosme, le corps humain étant le reflet en miniature de l'univers. La physiologie humaine est commandée par les éléments dans leur transposition sous une forme organique, qu’on appelle les quatre humeurs. Chaque humeur est dominée par un couple de qualités : la bile jaune (colera en latin) est chaude et sèche comme le feu, la bile noire (colera nigra) est froide et sèche comme la terre, le flegme (flegma ou phlegma) est froid et humide comme l'eau, et le sang (sanguis), contenant un peu des autres humeurs, est chaud et humide comme l'air.
De même que le chaos règne dans l'univers lorsque les éléments sont en déséquilibre, le corps humain va tomber malade lorsque l'une ou l'autre des humeurs se trouve en excès par rapport aux autres. La santé et la maladie dépendent donc de l'équilibre des humeurs et de leur quantité. Chez l'homme sain, la prédominance d'une humeur se nomme complexion et détermine le tempérament. À chaque humeur prédominante correspond un tempérament : bilieux ou colérique pour la bile jaune, sanguin pour le sang, flegmatique pour le phlegme et mélancolique pour la bile noire. Si le déséquilibre s'aggrave, il entraîne des maladies (chaudes, froides, sèches ou humides), que l'on guérit par l'administration d'un remède qui rétablit l'équilibre des humeurs : une maladie froide et humide, par exemple, requiert un remède chaud et sec (traitement par les contraires), ou encore un excès de sang sera traité par la saignée, traitement dont on usera et abusera sans discernement jusqu’aux début de l’époque moderne. Il existera aussi les tenant du traitement par les semblables dont on peut retrouver l’origine dans la médecine égyptienne et dont l’initiateur à l’époque moderne sera Paracelse dont les théories conduiront ultérieurement à l’apparition de l’homéopathie.
Notre civilisation a été profondément marquée par la théorie hippocratique des humeurs. Il en reste de nombreux témoins dans le langage courant: : "Être de bonne, ou de mauvaise humeur". Lorsqu'on définit une personne comme "sèche" ou "chaleureuse", lorsqu'on se sent "mélancolique", ou que l'on réagit avec "flegme" on fait, sans le savoir, de la médecine hippocratique.
La maladie résultant du déséquilibre des humeurs peut s'éviter au moyen d'un programme d'équilibre entre complexion individuelle et monde extérieur. Cet équilibre passe avant tout par la diététique, discipline annexe de la médecine élaborée en particulier par Celse et Dioscoride au Ier siècle, et par Galien, en application de la théorie des humeurs d'Hippocrate. Pour les grecs de l’Antiquité la digestion est une cuisson des aliments qui aboutit à la formation des humeurs. La composition en quatre éléments et quatre qualités s’applique en effet aux aliments, comme à toutes les autres matières de l’univers. Leur classification et leur répartition en ce qui correspond aux complexions et tempéraments a été réalisée à partir d'une observation de simple bon sens des caractéristiques des aliments : le poivre, la moutarde et les épices en général brûlent comme le feu (ils sont chauds et secs), la laitue et la pêche et certains fruits et légumes rafraîchissent comme l'eau (ils sont froids et humides). Accessoirement on classe aussi les aliments entre deux autres couples d’opposition le cuit et le cru, le doux et l’amer. Le Moyen Âge a également hiérarchisé les aliments de la même manière que les êtres vivants, suivant qu’ils sont proches de la terre, de l’eau ou du ciel. L'exemple des oiseaux et des poissons a été exposé au paragraphe biologie; Il peut être transposé aux plantes, une betterave, plus proche de la terre, comme ce qu’on appelait alors les racines (tubercules, navets, carottes…) sera plus suspecte et moins bien considérée que la cerise qui est suspendue dans les airs...
Les qualités des aliments s’échelonnent en quatre degrés sur les deux axes principaux, celui du chaud et du froid et celui du sec et de l’humide. Cette complication de la théorie par l’ajout de degrés est l’œuvre de Galien qui a donné son architecture finale à la théorie des humeurs. Le miel, par exemple, est chaud au premier degré et sec au deuxième degré. Ces qualités influent sur la façon dont l'aliment se transforme dans le corps et sur la qualité et la consistance des humeurs qu'elles engendrent dans l’organisme. La chaleur de la digestion les transforment en lymphe qui, elle-même, se transforme en humeurs ou agit sur leur qualité et leur équilibre.
Pour rester en bonne santé, au fil des saisons il faut avoir une nourriture équilibrée. Pour cela, certains médecins recommandent à leurs patients de consommer des aliments qui correspondent à leur tempérament, mais d'autres médecins conseillent de manger des aliments qui sont contraires au tempérament.
Par exemple, le Tacuinum Sanitatis (texte arabe du 11e siècle écrit par Ibn Butlan, traduit en latin au 13e siècle), le vin rouge corsé (chaud et sec au 2e degré), comme la viande de lièvre (chaude et sèche au 2e degré) sont recommandés aux personnes âgées, aux flegmatiques et aux mélancoliques, de nature froide. Par contre, le poisson frais (froid et humide au 3e degré), les prunes ou les poires (froides au 1e degré et humides au 2e degré) conviennent plutôt aux colériques et aux sanguins, ainsi qu'aux jeunes, de tempérament chaud. La médecine hippocratique se méfie des fruits et des légumes crus : il est recommandé de cuire les aliments.
Il n’existe plus actuellement en Occident de tradition de médecine hippocratique. Mais il existe encore aujourd’hui en Inde des praticiens de médecine Yunâni qui se réclament de cet héritage.
La diététique hippocratique a dominé la médecine en Occident pendant plus de 2000 ans. Connaissance empirique, elle a été rejetée avec l’avènement de la chimie médicale avec la découverte des vitamines, des glucides ou des lipides, puis du cholestérol. Mais cette doctrine médicale savante, est ensuite tombée dans le domaine populaire. Elle survit dans certaines pratiques culinaires (manger du melon avec du jambon cru, en début de repas, des poires au vin en dessert, boire un digestif en fin de repas) ou dans certains conseils diététiques de nos grands-mères (ne pas boire en mangeant). On trouve également une survivance des croyances hippocratiques chez certains théoriciens de l'alimentation saine et végétarienne.