Adiseshiah s’est principalement attaché au rôle de l’éducation comme facteur premier de promotion économique et sociale, et il n’a jamais cessé de mettre l’accent sur le rapport positif existant entre l’éducation et le développement. Ayant soumis l’éducation aux rigueurs de la théorie économique, il la fit apparaître sous un jour nouveau comme condition préalable du progrès économique tant aux yeux des donateurs de l’aide qu’à ceux de ses bénéficiaires.
L’éducation était l’obsession d’Adiseshiah et l’économie son cadre conceptuel. L’éducation étant ainsi considérée comme un facteur essentiel de la croissance économique globale, elle se voyait attribuer une position prioritaire dans les plans de développement, dans l’élimination des barrières financières et dans l’attention accrue accordée à la planification de l’éducation. Pour bien saisir ce changement de perspective en matière d’éducation, il convient d’examiner les racines de l’approche méthodologique d’Adiseshiah et les outils économiques dont il s’est servi dans son analyse des questions de développement auxquelles il a dû faire face dans les pays en développement qui accédaient à l’indépendance.
Bien qu’il maîtrisât parfaitement la théorie économique, Adiseshiah ne voulait pas lui-même être un théoricien. Ce qui l’intéressait, c’était la dynamique de la vie et de la société. Pour lui, aucune théorie économique n’avait le monopole de la vérité. C’est ainsi qu’il écrivait :
Il insistait également sur « la nécessité de tenir compte des aspects de la dynamique de la vie et de la société qui ne sont pas du ressort de l’économiste ».
Adiseshiah avait des idées très arrêtées sur ce qui l’intéressait personnellement. Son but était d’aider les pays en développement, de même que la communauté internationale, à appréhender l’importance de l’éducation en tant qu’agent du développement économique sans lequel aucun développement n’était possible. Il voulait montrer les rapports existant entre éducation, productivité et revenu. Il recourait aux outils analytiques de l’économie pour démontrer que l’augmentation des revenus des travailleurs pauvres était la stratégie la plus efficace à suivre dans le contexte multiforme du développement durable et que le meilleur moyen d’y parvenir était d’améliorer les prestations des services publics, en particulier dans le domaine de l’éducation et de la santé. Il s’employait à empêcher l’aide au développement de tomber dans le très dangereux piège du développement matériel, au mépris de la mise en valeur des ressources humaines, ce qui était la tendance de la politique de financement de la Banque mondiale au cours de ses premières années d’existence. Il y voyait un détournement du financement qui rendait plus riches les riches du tiers monde aux dépens de la majorité pauvre. Il voyait dans la montée des inégalités le plus grand danger à menacer les pays en développement. Il écrivait :
Ainsi, la montée des inégalités qu’Adiseshiah observait dans les premiers stades du développement était due à un certain nombre de facteurs humains, et l’aspect « économiquement non optimal » de l’inégalité en était la dimension économique. En 1974, la Banque mondiale et le Sussex Institute of Development Studies avaient publié conjointement une série d’articles intitulée Redistribution with growth. Reconnaissant qu’un arbitrage entre croissance et équité était inévitable, le rapport étudiait en détail les types d’utilisation des ressources redistribuées qui minimiseraient le dilemme croissance/équité. Le rapport était destiné à fournir une base théorique pour une approche nouvelle des politiques de développement. S’opposant à cette conception, Adiseshiah resta fidèle à son opinion selon laquelle la stratégie correcte de développement pour le tiers monde n’entraînerait pas d’aggravation des inégalités. Le progrès, estimait-il, devait conduire à une société équitable et non à l’accentuation de différences excessives de revenu et à l’émergence d’une minorité inamovible de privilégiés ; en fait, la croissance économique ne pouvait être durable que si elle s’accompagnait de changements structurels favorisant l’équité.
Lorsque la première phase du développement industriel fondé sur le remplacement des importations marqua un ralentissement en Inde, Adiseshiah fit valoir que le seul moyen de susciter la demande nécessaire à la relance de l’industrialisation était de commencer à relever la production et les revenus dans le secteur qui représentait encore la majorité de la population et la majorité des pauvres, à savoir l’agriculture. Il fallait, selon lui, jeter les bases d’une expansion régulière de la demande émanant des secteurs ruraux. L’industrie devait être au service de l’agriculture et lui fournir les moyens de production améliorés et l’équipement dont elle avait besoin. Pour lui, il n’était pas question, dans un grand pays en développement comme l’Inde, d’arbitrer entre croissance et équité aussi longtemps que le processus de développement garantissait une répartition efficace des ressources disponibles entre les différents secteurs en compétition.
L’optimum exige que la distribution des biens et des services soit progressivement améliorée en faveur du secteur le plus pauvre et le moins favorisé, sans compromettre l’efficacité de la répartition des ressources et sans diminuer les ressources totales, c’est-à-dire le volume global de la production. Cette double condition peut et doit être remplie.
Pour Adiseshiah, le pays sous-développé typique n’existait tout simplement pas. Il était convaincu que chaque pays sous-développé se trouvait dans une situation politique, sociale et économique particulière et que son mode de développement ne pouvait pas être déterminé a priori, mais seulement en fonction de cette situation. C’est ce qu’il montrait dans les programmes d’action pragmatiques figurant dans ses rapports sur les missions qu’il avait accomplies dans une centaine de pays. Le développement avait une spécificité propre à chaque pays. À mesure que sa carrière progressait à l’UNESCO et, quand il eut quitté l’UNESCO, à mesure que son programme d’activités en Inde s’accroissait, Adiseshiah s’intéressa de plus en plus aux questions opérationnelles plutôt qu’aux aspects théoriques du développement économique. Il avait coutume de dire sur un ton plus léger qu’il n’avait pas le temps de théoriser. C’est la raison pour laquelle on ne se souviendra pas de lui comme d’un théoricien à l’instar d’un Adam Smith, d’un Ricardo, d’un Karl Marx, d’un Marshall, d’un Keynes, d’un Rostow ou de tel autre grand économiste. Il s’en tint toujours à sa position selon laquelle une théorie ne pouvait rendre compte de toute la réalité, qu’elle en reproduisait seulement certains aspects qui paraissaient essentiels à son auteur. Pour lui, la théorisation n’allait pas sans une certaine sélectivité, alors qu’il préférait s’intéresser à la dynamique de la vie et de la société.
Certes, la notion de développement, qui a supplanté d’anciennes conceptions du bien-être, est universellement admise. Le développement fait aujourd’hui partie des objectifs des Nations Unies. Pourtant, aucune doctrine officielle n’a été adoptée.
S’il fallait déceler un modèle théorique dont Adiseshiah aurait tiré les propositions en matière de développement qui lui paraissaient appropriées, ce serait celui, d’application générale, de « la priorité aux besoins essentiels ». Le principe premier de ce modèle est précisément l’idée qui lui fut, sa vie durant, la plus chère, à savoir que le développement économique ne se limite pas à la croissance, mais qu’il doit également aboutir à l’élimination de la pauvreté. Pour les tenants de cette doctrine, le développement optimal ne peut être atteint que par la répartition des ressources disponibles entre différentes utilisations rivales, de telle sorte que le revenu des travailleurs pauvres augmente et que les possibilités d’emploi s’accroissent. Il s’agit d’une croissance accompagnée d’un changement structurel.
Le modèle de « la priorité aux besoins essentiels » n’admet aucun arbitrage entre croissance et équité. Adiseshiah écrivait :
Il avait constaté que la stratégie de l’industrialisation par le remplacement des importations suivie en Inde avait abouti à une convergence des pouvoirs économiques entre les mains d’un petit groupe de familles d’industriels. Cette concentration de capital avait eu pour résultat principal d’accentuer encore la disparité des revenus et d’élargir le domaine de la pauvreté. Aucun changement structurel n’avait été opéré dans les vastes régions rurales et on n’avait pas jeté les bases d’une croissance plus autonome. De ce fait, la concentration des ressources en capital dans la tranche supérieure des revenus, où l’élasticité de la demande était faible avait entraîné une limitation de la demande intérieure, et la stagnation s’en était suivie.
Le deuxième principe du modèle de « la priorité aux besoins essentiels » est que la redistribution des ressources en direction des pauvres, en particulier dans les régions rurales, ouvre plus de perspectives aux aptitudes naturelles de la population locale qui ne sont guère mises en valeur dans un pays en développement. Son application n’entraîne pas seulement une augmentation de la production alimentaire, elle favorise aussi le développement des biens intermédiaires dans le pays.
La troisième implication de la « priorité aux besoins essentiels » est que le relèvement des revenus des travailleurs pauvres suscite une augmentation de la petite épargne. Bien que l’épargne unitaire soit faible, la base sera large et, selon Adiseshiah, le potentiel d’épargne total sera beaucoup plus important à long terme que dans le modèle de la concentration de capital. De plus, la participation des habitants des vastes zones rurales au processus de développement sera assurée, ce qui, plus que tout autre chose, jette des bases plus solides pour une croissance durable. Adiseshiah faisait observer, souvent en des termes extrêmement frappants, que l’importance accordée au remplacement des importations et à la tranche supérieure des revenus s’était traduite par des distorsions nuisibles de l’épargne et de l’investissement.
Dans la production d’articles destinés à remplacer les importations, ces pays ont pratiquement épuisé toutes les possibilités et, à l’abri de leurs barrières douanières, ils s’exposent au risque très réel de produire à grands frais des biens de mauvaise qualité. La protection douanière ne fait aujourd’hui que contribuer à élever leurs prix intérieurs. Voici une des tristes illustrations de cette tendance : en 1965, les pays pauvres ont dépensé 2,1 milliards de dollars de leurs ressources intérieures pour fabriquer des voitures et d’autres véhicules automobiles dont la valeur internationale ne représentait que 800 millions de dollars. Ce gaspillage de 1,3 milliard en une seule année, supérieur au montant total des sommes investies en vingt-trois ans par la Banque mondiale dans l’industrie, est un rappel brutal, s’il en était besoin.
Le modèle de la « priorité aux besoins essentiels » implique une dispersion du capital aboutissant à la restructuration de la demande intérieure tandis que le modèle du remplacement des importations se traduit par un renforcement du noyau capitaliste aboutissant à la concentration du capital. Les tenants de la première stratégie avancent que cette restructuration a pour conséquence de desserrer les deux contraintes dominantes inhérentes à l’industrialisation par remplacement des importations : celle de la demande intérieure et celle de la balance des paiements. En ce qui concerne la première, l’expansion d’un marché de masse homogène soutiendra davantage une demande intérieure favorisant une croissance à long terme plus rapide que la concentration d’une demande en expansion dans la tranche supérieure des revenus. Pour ce qui est de la contrainte relative à la balance des paiements, la croissance de la production agricole et l’essor d’une petite industrie de biens intermédiaires à forte intensité de main-d’œuvre permettent plus d’efficacité dans l’utilisation des terres, un moindre recours aux machines importées et une réduction des importations alimentaires et, par voie de conséquence, des économies de devises. Ces économies peuvent être utilisées pour de gros investissements à forte intensité de capital lorsqu’ils deviennent indispensables, de même que pour l’importation de produits essentiels. Ainsi sont jetées les bases plus efficaces d’une croissance durable. Les partisans de la théorie de la « priorité aux besoins essentiels » affirment qu’il est possible de combiner la croissance avec l’élimination progressive de la pauvreté dans des pays à économie de marché tels que Taïwan et la République de Corée, ainsi que dans des pays suivant la voie d’un développement à planification centralisée comme la Chine.
Adiseshiah avait grandi en Inde dans les années mouvementées qui précédèrent l’indépendance, époque où les combattants de la liberté professaient que l’impérialisme avait en quelque sorte parti lié avec le capitalisme. L’opposition à l’impérialisme se doublait ordinairement d’une hostilité au capitalisme. Reposant sur ces sentiments, le socialisme apparaissait dans presque toutes les sections de la nouvelle constitution de l’Inde. Les dirigeants de l’Inde indépendante voulaient des programmes de développement industriel pour progresser sur la voie du socialisme, et l’État acquit d’emblée la propriété d’un bon tiers de l’économie.
L’économie mixte favorisa l’instauration de relations nouvelles qui permirent à des cartels familiaux de contrôler une fraction importante du secteur privé. Un petit nombre d’Indiens devinrent riches comme fabricants, grossistes et détaillants. Sans que cela eût été voulu, un type nouveau d’impérialisme au profit d’une minorité privilégiée avait été créé. Il n’y eut pas de changements structurels dans les régions rurales et l’agriculture demeura dans la plupart des cas une agriculture de subsistance. Les petites entreprises continuèrent à être dirigées par des entrepreneurs qui n’avaient guère accès au crédit et leur croissance fut encore freinée par tout un réseau de réglementations.
Il est tout à l’honneur d’Adiseshiah de n’avoir pas souscrit à l’idée que la seule possibilité morale et économique d’échapper à l’impérialisme était un système de type socialiste. Lorsque, dans ses fonctions à l’UNESCO, il s’occupa, pendant les années 1950 et 60, des pays nouvellement indépendants, il ne prétendit jamais que la seule voie qui leur était ouverte était le socialisme. Au demeurant, l’UNESCO considérait qu’il n’était pas souhaitable qu’une organisation internationale se mêlât des politiques nationales, car cela aurait fait peser sur elle un fardeau insupportable. En sa qualité de fonctionnaire international, Adiseshiah n’intervint pas dans les polémiques sur les mérites relatifs de tel ou tel type d’organisation politique, mais il se consacra à la question plus vaste du développement et à l’application de techniques appropriées pour parvenir à une croissance durable et à l’élimination de la pauvreté.
Il serait donc erroné de vouloir placer tous les éléments importants des idées d’Adiseshiah sur l’économie du développement sous la rubrique d’un système particulier d’organisation politique. Un souci excessif de la classification risque de conduire à la rigidité intellectuelle la plus stérile.
Le refus d’adopter des positions partisanes se manifesta en diverses circonstances lorsque Adiseshiah évaluait les conditions opérationnelles dans les nouveaux pays en développement. Son travail à l’UNESCO l’amena à brosser un vaste tableau où, avec des variantes innombrables dans le dessin et la composition, il dépeignait le cercle vertueux de la croissance. Des modèles théoriques, des concepts et des techniques d’analyses spécifiques, initialement élaborés dans un cadre socio-économique et dans un contexte particuliers, étaient empruntés par lui à une perspective opérationnelle pour être adaptés aux objectifs d’une autre. Il avait exprimé cette position apolitique en ces termes : C’est là une condition (optimum) qui peut être rendue générale quelle que soit la structure politique ou économique envisagée. Si elle peut être satisfaisante par le libre jeu du marché, c’est cette solution qui est indiquée ; si elle ne peut l’être que par l’appropriation et la gestion publiques, il faudra recourir à ce moyen. Entre les deux, il existe de nombreuses formes possibles d’intervention qui doivent faire partie de l’arsenal des techniques de planification.