« A fame, peste et bello, libera nos, Domine. » (Prière quotidienne au Moyen Âge.)
Par épidémie, Norbert Gualde désigne la propagation d'affections transmissibles. Bien que les périls épidémiques soient dus à des microbes, il convient de distinguer la survenance du microbe virulent de l'épidémie proprement dite. Depuis les origines, l'Homo sapiens, habitant un environnement aux germes innombrables, s’est trouvé confronté à des agents pathogènes. En effet, il y a 3,5 milliards d’années que notre monde appartient à des micro-organismes dont la dispersion est planétaire. Mais les microbes ne font pas les épidémies; c’est l’homme qui est généralement la cause de la diffusion « sur le peuple » de l'agent pathogène. En d’autres termes, l’épidémie, c’est l’homme. Parmi les causes anthropiques des épidémies, on peut citer l’agriculture, la déforestation, les désordres sociaux, les guerres, la pauvreté et la faim, les voyages, les migrations et la démographie.
La cohabitation entre l'homme et les microbes a contribué à l’organisation d’un appareil de défense indispensable à la vie, le système immunitaire synonyme de résilience aux microbes.
La démorésilience a permis aux sociétés humaines de résister aux épidémies. Avant les progrès de l’hygiène et les avancées médicales, les individus surmontaient l'écueil épidémique lorsqu'ils possédaient dans leur génome l’information leur permettant de fabriquer de « bons outils » pour affronter l’agent pathogène diffusant dans le groupe.
Dans l'histoire de l’Homo sapiens, les conflits épidémiques avec leurs pertes démographiques ont sélectionné, selon un modèle néo-darwinien, les individus disposant de facultés de résilience particulièrement efficaces. Ainsi y a-t-il une co-évolution entre les microbes et les hommes, selon le modèle de la Reine rouge.
Dans le roman de Lewis Carroll, la Reine rouge dit à Alice : « Maintenant, ici, voyez vous, il vous faut courir aussi vite que vous pouvez pour rester à votre place. Si vous voulez aller ailleurs, il vous faut courir au moins deux fois plus vite. » S'inspirant de ces propos, Leigh Van Valen a proposé une hypothèse qui, comme l’écrit Claude Combes, «[…] est le processus par lequel deux adversaires acquièrent sans cesse de nouvelles adaptations pour ne pas être distancés par "l’autre". C’est un enchaînement de pressions sélectives réciproques ». Par exemple, un microbe peut exprimer une ou des mutations délétères pour son hôte qui, par rétroaction, met en place un processus de parade adapté à la nouveauté microbienne. Mais, un tel schéma n’a de sens que dans le contexte de conflits chroniques, de pandémies durables. Il est en effet difficile d’appliquer le modèle de la Reine rouge à de brèves infections.
L'idée qu’un hôte s'adaptait à l'attaque microbienne n’est pas récente, déjà en 1947, Jules Bordet écrivait : « Supposons qu’une maladie souvent mortelle, la peste par exemple, s’attaque à une collectivité humaine et admettons que sur cent personnes atteintes, vingt-cinq seulement guérissent. À quoi celles-ci doivent-elles ce privilège ? Elles sont adaptées […]. Agissant sur une collectivité, la maladie a opéré une sélection. Elle a donné lieu à la réaction protectrice appropriée chez les sujets qui disposaient à cet effet des potentialités, d’ailleurs fortuites, que ne possédaient pas au même degré ceux qui ont succombé. »
Antérieurement, le modèle de Lokta-Volterra établit une relation prédateur-proie s’accordant avec celui de la Reine rouge . Néanmoins, l’aspect co-évolutif ne peut être transposé à l’homme sans prendre en compte les apports culturels à la relation de notre espèce avec les microbes. C’est ce que font les modélisations mathématiques des épidémies. Il est démontré que des sujets naturellement protégés contre l’intrusion du virus du Sida portent une mutation (dite D32) du co-récepteur CCR5 du virus. Posséder un allèle muté confère une résilience naturelle. La résistance au VIH est donc déterminée génétiquement via une mutation du gène du récepteur CCR5. Celle-ci, absente en Afrique, fréquente en Europe, est apparue chez l’homme après sa migration hors du continent. C’est très probablement la variole qui a induit la sélection des porteurs de mutation.
Théoriquement, la co-évolution productrice d’hôtes résistants par rétroaction à l’agression infectieuse devrait induire des agents pathogènes de virulence supérieure. Mais ceci n’est pas une règle, car, pour le microbe, une maladie éliminant l’hôte affecte ipso facto sa persistance. Notre relation avec les micro-organismes pathogènes est donc dynamique, complexe et évolutive. Par exemple, le virus de la grippe possède d’extraordinaires facultés de transformation. Issu des oiseaux, il peut se modifier rapidement ainsi que puiser chez d’autres virus grippaux (aviaires, porcins, etc.) des caractères génétiques augmentant sa virulence. L’homme doit alors s’adapter aux « nouvelles grippes ».
Toutefois, le jeu co-évolutif homme-microbe est biaisé par l'apport culturel aux défenses naturelles de l’homme, apports positifs, comme par exemple les vaccins, ou négatifs, via les traitements générateurs de microbes résistants. Selon toujours la même dramaturgie, le couple insécable microbe-homme assure la palingénésie de l’épidémie. Leur complicité génère des antagonismes car, comme dans un étrange optimum de Pareto, la croissance du premier nuit au bien-être du second.