La culture intellectuelle de la Chine classique est généralement littéraire, si bien qu'un grand sinologue osa dire : « L’idée de quantité ne joue autant dire aucun rôle dans les spéculations philosophiques des Chinois. Les Nombres, cependant, intéressent passionnément les Sages de l’ancienne Chine ». Le Dao De Jing (v. -600) donne le ton : « Dào créa l'Un, de l'un poussa le deux, deux fit trois, et du trois naquirent les 10 000 êtres » (42). L'inspiration est poursuivie par le taoïsme (Wang Bi, 226~249), jusqu'au néo-confucianisme (Zhou Dunyi, 1017~1073), notamment en spéculant sur Yi Jing. Au mieux, on lit des dialectiques sur l'un et le multiple, mais on y chercherait en vain l'équivalent d'une mystique pythagoricienne de la rationalité. Le théorème de Pythagore et le risque de l'irrationalité ont été vus, quand on constate la faveur des triangles rectangles à côtés commensurables (3,4,5), mais on s'accommode aussi de triplets pythagoriciens approximatifs (4²+8²=9²-1, 4²+7²=8²-1). Le nombre est surtout vidé de la quantité pour en trouver un sens symbolique, propre à étiqueter la diversité du réel. Les examens impériaux pour accéder aux fonctions mandarinales demande une grande connaissance des Classiques chinois, mais ne comportent pas d'épreuves mathématiques.
Cependant, en 1983, on a découvert le plus ancien texte mathématique actuellement connus (-186) dans la tombe d'un lettré fonctionnaire impérial. Le Suàn shù shū 算數書, « écritures de compte », est un ensemble de 190 baguettes traduites très récemment (2004). Il s'agit d'exemples de calculs, utilisées pour des opérations administratives (« Champs rectangulaires », « Millet et riz », « Taxation équitable », « Excédent et déficit »…).
(-186) Suàn shù shū 算數書, « écritures de compte »
√240 : une approximation acceptable par la méthode de la fausse position
Mise au carré d'un champ
Soit un champ d'un arpent : de combien de pas est-il carré ? [« arpent » traduit une unité d'aire, mǔ 畝. « pas » traduit une unité de longueur. On sait que 240 步 bù carrés = 1 mǔ 畝. Le problème est donc √240 ?]
Réponse : il est le carré de 15 pas et 15/31 pas [√240=15,491... ; 15+15/31=15,483...].
Méthode : Si c'est un carré de 15, il y a un déficit de 15 [15x15=225=240-15] ; si c'est un carré de 16, il y a un excès de 16 [16x16=256=240+16].
Réponse : Additionner l'excès [16] et le déficit [15] pour faire un diviseur [15+16]. Le numérateur du déficit multiplie le dénominateur de l'excès [15x16], et le numérateur de l'excès multiplie le dénominateur du déficit [16x15] ; additionner pour faire un dividende [(15x16 + 16x15)]. Renverser pour donner la longueur [(15x16 + 16x15)/(15+16)=32x15/31=15+15/31].
L'approximation de √240 à laquelle ce texte abouti est acceptable. Cette première tentative chinoise attestée d'extraction de racine est aussi la première formulation de la méthode de la fausse position (dite Yíng bù zú « excès et déficit ») que l'on retrouve jusqu'à Al-Khwarizmi (783~850). Elle est utilisée ailleurs dans le texte avec exactitude sur des équations linéaires. Ici elle fonctionne comme une approximation. Le calcul peut être difficile à suivre, il prouve en tous cas une grande habitude de manipulation verbale des fractions. Pour nous, en termes fonctionnels, cela consiste à effectuer une moyenne linéaire entre deux valeurs encadrantes. Soit f(x)=x²-240. On cherche x pour que f(x)=0. Par essai et erreur on trouve (1) f(15)=-15 et (2) f(16)=+16, x est entre 15 et 16. Si f était linéaire de type ax+b, elle serait telle que (1) a15+b=-15 et (2) a16+b=16. (2)-(1) ⇒ 16a+b-15a-b=a=16+15=31 , d'où a=31. Appliqué à (1) ou (2), on trouve b=-480, d'où l'approximation linéaire f(x)=31x-480=0 ⇒ x=480/31=((31x15)+15)/31=15+15/31, solution initiale du problème. L'algorithme n'est pas appliqué de manière itérative.
Reste une information de contexte qui nous manque, quelle est l'utilité de ce calcul ? Cela semble supposer que le mǔ 畝 est une unité d'aire traditionnelle qui ne s'obtient pas par arpentage, peut-être par évaluation de la production d'une parcelle, ou comme le caractère semble l'indiquer, un temps de travail agricole (久 jiǔ « durée » : 人 rén « un homme » avec un outil ; 田 tián « champ »). Le fonctionnaire qui lisait ce texte a participé à la réforme impériale de Qin Shi Huang (-260~-210). Celle-ci unifia les poids et mesures, appliqua une réforme agraire, afin que des paysans devenus propriétaires produisent les grains nécessaires à des campagnes militaires et des grands travaux. Les nombreux problèmes de conversions devaient donc s'appliquer concrètement dans le calcul des taxes, en confrontation aux unités traditionnelles de la population locale.
Cette approche est très intéressante pour l'histoire des mathématiques et des civilisations en général. Comparé à la tradition grecque, les mathématiques ne sont pas la libre théorie d'une classe oisive, elles doivent être utiles à un lettré confucéen qui a une charge envers l'état et le peuple. Il en résulte une moindre clarté d'expression des problèmes, et l'acceptation de solutions pragmatiques, bien éloignées de la perfection religieuse recherchée par exemple dans les veda indiens. Toutefois, cela n'empêche pas une intention de généralisation (plus que d'abstractions), guidée par le paradigme taoïste.
(-200~200) Zhoubi Suanjing 周髀算經, « l'ombre des cycles, livre de calculs »
Écrit astronomique avec des résultats mathématiques, édité et commenté par Liu Hui
Conseils taoïstes d'un mathématicien à son élève (~-100)
« […] tu peux comprendre cette matière si tu lui donnes une pensée sincère et continue […] Pour l'instant, tu ne sais pas généraliser. […] Beaucoup de choses échappent à ta connaissance. La Voie illumine la connaissance quand des mots simples ont une application large. Quand tu interroges un seul problème et y vois une myriade de choses, là, tu entends la Voie. »
Zhoubi Suanjing, -100~100, in (Cullen 1996, 175-178)
(0~263) JiuZhang SuanShu 九章算術 « Les Neuf Chapitres sur l'art mathématique »
Un classique mathématique édité et commenté par Liu Hui (263)
Le repère suivant est un commentaire de Liu Hui (263), rapportant un texte les Neuf Chapitres sur l'art mathématique datant à peu près de notre ère (un inventaire de la bibliothèque impériale de -5 ne le mentionne pas alors qu'il le sera ensuite). Dans le chapitre 4 少广 Shao guang « la moindre largeur », les questions 12 à 18 impliquent l'extraction de racine carrée selon la méthode de la fausse position du livre précédent. Liu Hui est parfois présenté comme l'Euclide chinois. Qu'il soit chinois est hors de doute, les problèmes et les méthodes n'empruntent rien à d'autres cultures. Par contre, le mode de généralisation n'a rien à voir avec un développement axiomatique. Pour résumer, √2 a été vu, mais pas cherché.