Rhinocéros de Dürer - Définition

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La gravure de Dürer

Création de l’œuvre

RHINOCERON 1515 - Dessin à la plume attribué à Albrecht Dürer (Ancienne coll. Hans Sloane, British Library, Londres).

Entre le 20 mai et le 3 juin 1515 le rhinocéros fut à Lisbonne l’objet de la curiosité générale, artistes et savants en firent des croquis et des descriptions qu’ils envoyèrent à leurs correspondants en Europe. C’est sur la base d’un de ces documents que Penni composa en Italie son poemetto, illustré d’une gravure assez sommaire de la bête. Un humaniste morave, Valentim Fernandes, écrivit à des amis une lettre décrivant l’animal, lettre dont le texte original en allemand est perdu, mais est connu par une copie en italien conservée à la Biblioteca Nazionale Centrale de Florence. Un document comparable illustré par un auteur inconnu parvint à Nuremberg, et inspira les artistes Hans Burgkmair et Albrecht Dürer. Le dessin représentait vraisemblablement le rhinocéros au repos, vu de profil et tourné vers la gauche, les deux pattes antérieures entravées par une corde.

Dans un premier temps Albrecht Dürer (si c’est bien lui) fit une copie à la plume et à l’encre de ce croquis, avec une copie (ou une traduction ?) de la légende qui l’accompagnait. Ce dessin, intitulé RHINOCERON 1515, non signé mais que chacun s’accorde à attribuer à Dürer, est aujourd’hui au British Museum, à Londres. La légende, en allemand, parle de "notre roi de Portugal", ce qui montre que l’auteur de la lettre était portugais, et la date de 1513 est une faute de copie pour 1515. Dürer a interprété son modèle et en a fait une chimère : il n’a pas reproduit les entraves de l’animal, a rajouté sur son dos une petite dent de narval (ce que l’on considérait alors comme une corne de licorne), a dessiné les plis de la peau du rhinocéros comme les plaques de la carapace d’un crustacé, a interprété le rendu de la peau de ses pattes comme des écailles de reptile ou de pattes d’oiseau, et lui dessine une queue d’éléphant.

Un dessin à la plume illustrant le Livre d’Heures de l’Empereur Maximilien, réalisé peu après, s’inspire de l’interprétation de Dürer (carapace, dent de narval) mais reproduit les entraves de la bête, ce qui laisse supposer que Dürer avait réalisé un autre dessin, perdu, sur lequel les entraves étaient présentes.

Enluminure du Livres d’Heures de l’empereur Maximilien Ier, qui pourrait s’inspirer d’un dessin perdu de Dürer. Bibliothèque Municipale de Besançon.

Albrecht Dürer réalisa peu après une gravure sur bois d’après son dessin à la plume, ce qui fait qu’à l'impression le rhinocéros apparaît tourné dans l’autre sens. Cette gravure est intitulée 1515 RHINOCERVS, et signée de son monogramme habituel AD. La technique de la gravure sur bois ne permettant pas de tracer des lignes aussi fines qu’à la plume, les plaques de la carapace du rhinocéros n’évoquent plus un crustacé mais plutôt les plaques d’une armure métallique. Il reproduit au-dessus de la bête la légende, composée en caractères mobiles, avec de notables différences par rapport à la légende du dessin : on y mentionne cette fois "le grand et puissant roi de Portugal", et on ne reproduit plus le nom de l’animal en langue indienne. L’ensemble mesure 248 x 317 mm.

Traduction française de la légende en allemand de la gravure de Dürer :

« En l’année 1513 (sic) après la naissance du Christ, on apporta de l’Inde à Emmanuel, le grand et puissant roi de Portugal, cet animal vivant. Ils l’appellent rhinocéros. Il est représenté ici dans sa forme complète. Il a la couleur d’une tortue tachetée, et est presque entièrement couvert d’épaisses écailles. Il est de la taille d’un éléphant mais plus bas sur ses jambes et presque invulnérable. Il a une corne forte et pointue sur le nez, qu’il se met à aiguiser chaque fois qu’il se trouve près d’une pierre. Le stupide animal est l’ennemi mortel de l’éléphant. Celui-ci le craint terriblement car lorsqu’ils s’affrontent, le rhinocéros court la tête baissée entre ses pattes avant et éventre fatalement son adversaire incapable de se défendre. Face à un animal si bien armé, l’éléphant ne peut rien faire. Ils disent aussi que le rhinocéros est rapide, vif et intelligent. »

Après la mort de l’artiste en 1528, plusieurs rééditions de ce bois gravé furent réalisées jusqu’au début du XVIIe siècle. On peut les classer d’après la progression plus ou moins avancée d’une fente dans le bois (elle part des poils de la queue, et s’étend progressivement aux pattes arrière, puis au museau pour les impressions les plus tardives), ainsi que par les corrections apportées au texte composé en caractères mobiles. Johann David Passavant a ainsi repéré 6 éditions : deux avec 5 lignes de légende, une troisième avec 5 lignes et demi, une quatrième avec 5 lignes complètes, une cinquième édition hollandaise, publiée par Hendrick Hondius, dont la légende commence par « Int jaer ons Heern 1515 ... » (corrigeant ainsi la date erronée de 1513 donnée par les quatre premières éditions allemandes et remontant à une faute de copie de Dürer quand il réalisa son premier dessin à la plume), enfin une sixième édition sur deux planches en clair-obscur.

Un succès moindre pour une œuvre similaire

Le Rhinocéros, gravure sur bois par Hans Burgkmair, 1515, Graphische Sammlung Albertina, Vienne.

Une autre gravure à partir du même modèle a été réalisée par Hans Burgkmair à Augsbourg, à peu près au moment où Dürer réalisait la sienne à Nuremberg. Comme dans le cas de Dürer, on n’est pas certain de la source de Burgkmair, mais comme les grandes lignes (silhouette, plis de la peau) de l’animal sont quasi identiques pour les deux œuvres, le plus probable est que les deux graveurs aient travaillé à partir du même original. La gravure de Burgkmair, intitulée RHINOCEROS MDXV, paraît plus proche de la réalité, ou du moins plus fidèle au document original, car elle est dépourvue de la dent de narval ajoutée par Dürer et représente les entraves employées pour maintenir l’animal. Cela dit, Burgkmair interprète sa peau comme une sorte de fourrure tachetée, ce qui n’est pas plus réaliste que la carapace ou l’armure de son concurrent Dürer.

Un unique exemplaire de la gravure de Burgkmair a survécu jusqu’à nos jours, conservé au Graphische Sammlung Albertina de Vienne.

L’influence du rhinocéros de Dürer

La gravure de Dürer a rencontré tout de suite un grand succès dans toute l’Europe. Outre ses rééditions, qui n’ont jamais suffi à satisfaire la demande, elle a été copiée avec beaucoup de précision par plusieurs artistes pour illustrer des livres publiés du XVIe au XVIIIe siècle.

Copie du Rhinocéros par David Kandel, pour la Cosmographia de Sebastian Münster (1544)
Emblème du duc de Florence Alexandre de Médicis, créé par Paolo Giovio : Dialogo dell’impresse militari et amorosi, Venise 1557

C’est ainsi qu’une copie par David Kandel (signée du monogramme DK) illustre la Cosmographia (1544) de Sebastian Münster, une autre les Historiae Animalium (1551) de Conrad Gessner, une autre copie, sur cuivre cette fois, illustre l’ Histoire of Foure-footed Beastes (1607) d’Edward Topsell, et bien d’autres. Un rhinocéros clairement basé sur la gravure de Dürer fut choisi par Paolo Giovio pour créer en juin 1536 l’emblème d’Alexandre de Médicis dit Alexandre le Maure, duc de Toscane, avec la devise « Non buelvo sin vencer » (espagnol ancien voulant dire « je ne reviens pas sans être victorieux »). La gravure de Dürer n’existant qu’en noir, plusieurs artistes y ajoutèrent des couleurs. La plupart, s’appuyant sur Pline l’Ancien qui donne à l’animal « la couleur du bois de buis », peignirent le rhinocéros en jaune. D’autres, coloriant à l’aquarelle les planches du livre de Conrad Gessner, donnent aux plaques de l’animal les reflets d’une armure en acier, ou d’une armure dorée.

Une sculpture reproduisant le rhinocéros de Dürer portant sur son dos un obélisque de 21 mètres de hauteur fut conçue à Paris par Jean Goujon face à l’église du Saint-Sépulcre dans la rue Saint-Denis, à l’occasion de la venue du nouveau roi de France Henri II. Un rhinocéros semblable, en bas-relief, décore un panneau d’une des portes en bronze de la cathédrale de Pise. On peut citer bien d’autres exemples : à quelques rarissimes exceptions près, toutes les représentations du rhinocéros à la Renaissance et à l’âge baroque dérivent de la gravure de Dürer.

Porcelaine moderne d’un rhinocéros, musée de la porcelaine, Meissen. Il est clairement basé sur l’image de Dürer, avec sa "corne de Dürer" visible sur le dos.

La popularité du rhinocéros chimérique de Dürer n’a pas diminué malgré la présence d’un nouveau rhinocéros indien pendant huit années à Madrid de 1579 à 1587, bien qu’une gravure de cet animal ait été réalisée par Philippe Galle en 1586 à Anvers, et que certains artistes au XVIIe siècle s’en soient inspirés. Malgré l’exposition d’un rhinocéros vivant à Londres en 1684-1686 et d’un deuxième en 1739, le rhinocéros de Dürer restait pour la plupart des gens l’image vraie d’un rhinocéros. Ce n’est qu’à partir de 1741, avec l’arrivée en Hollande de Clara le rhinocéros qui sera exhibée dans toute l’Europe par son propriétaire Douwe Mout van der Meer jusqu’en 1758, que l’image réaliste de Clara se substituera à celle du rhinocéros de Dürer dans l’iconographie européenne.

(sur ces exhibitions, voir Rhinocéros célèbres en Europe)

Du XVIIIe siècle à nos jours

La place prééminente de l’image de Dürer n’a donc décliné qu’à partir du XVIIIe siècle. Jean-Baptiste Oudry a peint un portrait grandeur nature de Clara le rhinocéros en 1749, et George Stubbs un portrait de grande taille d’un rhinocéros à Londres vers 1790. Ces deux peintures étaient beaucoup plus réalistes que la gravure de Dürer, et ces images ont progressivement commencé à remplacer le rhinocéros de Dürer dans l’ imaginaire collectif. En particulier, la peinture d’Oudry a influencé la planche de l’ Histoire naturelle de Buffon, qui elle-même a été largement copiée. En 1790, le récit de voyage de James Bruce Travels to discover the source of the Nile critique le travail de Dürer comme étant " merveilleusement mal fait de toutes pièces" et rajoutant qu’il s’agissait de "l’origine de toutes les formes monstrueuses sous lesquelles cet animal a été peint depuis". Pourtant, la propre illustration par Bruce du rhinocéros blanc africain, qui est sensiblement différent du rhinocéros indien, partage toujours des inexactitudes manifestes avec Dürer. Le sémiologue Umberto Eco explique que les "écailles et plaques imbriquées", de Dürer sont devenues un élément nécessaire pour représenter l’animal, même pour ceux qui croient mieux savoir, car "ils savent que seul ce signe graphique conventionnel signifie «rhinoceros» pour la personne qui interprète le signe iconique". Il note également que la peau d’un rhinocéros est plus rugueuse qu’elle n’apparaît visuellement et que de telles plaques et écailles traduisent plutôt bien cette information non-visuelle. Vers la fin des années 1930, le dessin de Dürer apparaît encore dans les manuels scolaires allemands comme la représentation fidèle d’un rhinocéros ; d’ailleurs en allemand le rhinocéros indien est toujours appelé le Panzernashorn ou le "rhinocéros blindé".

Statue monumentale du Rhinocéros habillé de dentelles par Dalí à Puerto Banús, inspiré du Rhinocéros de Dürer

Si les naturalistes ont abandonné la chimère de Dürer depuis le Siècle des Lumières, ce n’est pas le cas des artistes qui continuent d’éprouver pour cette gravure, devenue une véritable icône, une indéniable fascination. Beaucoup de sculpteurs, de peintres et de graphistes contemporains reproduisent la gravure de 1515 en l’interprétant de toutes les manières. Parmi les plus connus du grand public, Salvador Dali qui a peint et sculpté le rhinocéros de Dürer accompagné de tests d’oursins (c’est pour lui le "Rhinocéros Cosmique" ou le "Rhinocéros habillé de dentelles"), ou encore Niki de Saint-Phalle qui a repris la silhouette du rhinocéros de Dürer en la remplissant de vives couleurs, sous la forme de lithographies ou de bouées gonflables.

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