Que répondre à un patient avec un membre fantôme ? Des réponses basées sur les connaissances cliniques du phénomène.
Presque immédiatement après la perte d'un membre, 90 à 98 % des patients éprouvent un fantôme. La fréquence d'occurrence augmente d'autant plus si la perte est due à un traumatisme fort ou s'il existait une douleur pré-amputatoire, que s'il s'agit d'une amputation chirurgicale d'un membre non douloureux.
Le membre fantôme peut avoir une existence éphémère lors d'actes réflexes dus à un environnement qui soumettent le corps à une habitude prise avant amputation avec une conscience affaiblie du patient (par le sommeil par exemple, se lever et poser un pied inexistant par terre), ou une conscience de danger exceptionnel (s'agripper lors de déséquilibre à un support existant avec une main amputée).
Les fantômes sont beaucoup moins courants chez les jeunes enfants. L'explication majeure vient du fait que le schéma corporel ne serait pas encore totalement intégré. D’après les études de Simmel, les fantômes apparaissent chez 20% des enfants amputés âgés de 2 ans, 25% entre 2 et 4 ans, 61% entre 4 et 6 ans, 75% entre 6 et 8 et dans 100% des enfants de 8 ans amputés.
Chez l'adulte, le schéma corporel est en principe définitif et intégré. La prothèse se substituant au membre devra avoir les dimensions exactes du membre perdu: même pointure de pied, même longueur de jambe, même déséquilibre si posture déséquilibrée acquise préalablement à l'amputation (basculement de bassin, position de colonne). Le schéma corporel est alors réacquis dans de nouvelles limites, comme lors du vieillissement .
Les fantômes apparaissent immédiatement dans 75% des cas, dès que les effets de l'anesthésie se dissipent et que le patient reprend connaissance, mais ils sont parfois retardés de quelques jours ou de quelques semaines dans les 25% restants (Moser, 1948).
Carlen et ses collaborateurs trouvèrent parmi les soldats israéliens qui subirent une amputation durant la guerre du Kippour (1973), 33% ressentant des membres fantômes immédiatement, 32% dans les 24 h et 34% dans les semaines suivantes.
L'instant du début des sensations n’est ni lié à la sorte de membre amputé, ni lié à l'endroit où l'amputation est faite.
Dans la plupart des cas, le fantôme est présent pendant quelques jours voire quelques semaines et se dissipe avec le temps. Le temps de la reconstruction de image du corps définissant la limite de soi physique dans l'espace, à la façon dont un enfant a une vision des perspectives évoluant avec sa taille, est essentiellement celui obtenu par la rééducation et l'acquisition de mouvements compensatoires palliant les désordres nouveaux. L'usage de médicaments ralentisseurs d'influx nerveux, certains anti-douleurs, anti-épilepsie ralentit la prise en compte par le corps de l'enveloppe corporelle nouvelle. Dans d'autres cas, on constate une persistance pendant des années voir des décennies (30% des patients, selon Sunderland). Il existe des cas où le fantôme a persisté pendant 44 ans et 57 ans. Certains patients sont capables de réveiller leur fantôme grâce à une forte concentration ou en stimulant leur moignon. Dans d'autres cas, comme l'a fait Mitchell (1872) on a réveillé la sensation par stimulation électrique des moignons amputés, c'est probablement l'une des raisons pour lesquelles il est largement répandu que les nerfs coupés sont la cause des sensations fantômes.
Bien que les fantômes soient la plupart du temps rapportés après amputation de la main ou de la jambe, il a déjà été observé dans des cas d'amputation du sein, sur des parties du visage, avec une possibilité que seules les liaisons des composants du système nerveux aient été coupées sans autre ablation ou même quelques fois pour les viscères ou les organes génitaux. Il est aussi à noter que des érections et des éjaculations fantômes ont été rapportées par des amputés du pénis ou des paraplégiques, ou encore des douleurs de l'appendice après son ablation. Ces résultats suggèrent que malgré une ablation, ou à cause, il puisse y avoir réminiscence d'un souvenir sensoriel.
La vivacité du fantôme semble découler de la suractivité du cortex (d'où la vive sensation de fantôme dans la main), mais également d'une douleur, subjective, vive pré-amputatoire (qui expliquerait que les fantômes arrivent plus souvent après une perte traumatique plutôt qu’après une amputation chirurgicale). Cela impliquerait que des facteurs comme l'observation pré-amputatoire du membre pourraient moduler la vivacité de la douleur, ce qui aurait des implications cliniques importantes.
Les patients décrivent souvent le fantôme comme ayant une position « normale », e.g. un bras partiellement fléchi au niveau du coude. Cependant, des changements spontanés dans la posture sont courants. Par exemple, lorsque le patient se réveille le matin son bras est dans une position inhabituelle et parfois inconfortable, mais reprendra sa posture après quelques minutes. Quelques fois, de façon temporaire ou plus durable, le membre prend une posture gênante et douloureuse, e.g. le bras est tordu derrière la tête. Bizarrement, la posture du membre et sa forme pré-amputatoire persistent dans le fantôme. Un patient avait le bras avant amputation sur une atèle, fléchi au niveau du coude et les doigts étaient recourbés; après l’amputation, selon ses dires, son fantôme avait la même posture. Qui plus est, si un membre déformé est amputé, la déformation est souvent présente dans le fantôme.
Qu'en est-il de la perception du fantôme lorsque la position du moignon change ? C'est Mitchell (1872) qui posa et répondit à cette question, ses résultats montrèrent que le fantôme suivait les mouvements volontaires ou involontaires du moignon, mais bizarrement, chez certains patients le fantôme restait statique malgré les mouvements du moignon.
Quand le fantôme commence à disparaître de la conscience, généralement c'est de façon totale, mais dans environ 50% des cas – particulièrement pour les membres supérieurs – le membre se raccourcit, se condense jusqu'à ne plus être que l'extrémité du moignon. La raison de ce télescopage des différents constituants disparus condensés dans une extrémité existante n'est pas claire, mais semble avoir un lien avec « l'expansion corticale » : A l'exemple du fait que la main soit sur-représentée dans le cortex somatosensoriel. Rogers et Ramachandran ont suggéré que lors d'une amputation du bras, le cerveau était confronté à un afflux de signaux contradictoires, e.g. l'aire liée au système moteur envoie des ordres au fantôme qui sont simultanément projetés dans le cervelet et les lobes pariétaux (phénomène de « réafférence »). Pour une personne normale, ce genre d'ordre est vérifié par la proprioception, et un « feedback » visuel (« renforcement de sensation» par le visuel), mais l'amputé ne dispose plus de ce feedback, d'où le conflit. Pour résoudre ce conflit, le cerveau dispose de deux options : accepter tous les signaux ou les refuser. C'est probablement l'une des raisons pour laquelle le fantôme disparaît, mais lorsque la main est sur-représentée dans le cortex somato-sensoriel, cette sensation n'est pas forcément bloquée partout, d'où le phénomène de télescopage.
Il a quelques fois été suggéré que le phénomène de télescopage soit dû à une dynamique de la représentation du membre dans l'aire somato-sensorielle primaire. Ceci est improbable, car cela ne permet pas d'expliquer les cas fréquents de patients pouvant avoir le télescopage ou étendre volontairement leur fantôme. Par exemple, un patient amputé sous le coude et dont la main se télescopait généralement au niveau du moignon, voyait son fantôme s'étendre à sa taille normale lorsqu'il devait serrer la main de quelqu'un ou attraper un objet. C'est ce même patient dont on cite souvent en anecdote qu'il se plaint à son docteur lorsque ce dernier lui retire une tasse des doigts – fantômes – provoquant un télescopage inattendu.
L'existence du fantôme n'est pas affectée par la vision, ouvrir ou fermer les yeux ne le fait pas apparaître ou disparaître.
En 1962, Simmel prétendait que les enfants atteints d'aplasies congénitales n'éprouvaient pas de sensations fantômes, mais il est devenu évident que ce n'est pas toujours vrai. En 1964, Weinstein et al. étudient 13 aplasiques congénitaux avec membres fantômes, parmi lesquels 7 sont capables de bouger volontairement leurs membres, 4 autres ressentent le phénomène de télescopage. Il a été également rapporté le cas d'une jeune femme aplasique de 20 ans, ne possédant que des moignons d'humérus, ressentant de vives sensations gesticulatoires fantômes lors de conversations. Cette expérience n'est probablement pas due à des hallucinations ou un fort désir, cela pour deux raisons. Tout d'abord, elle prétendait que son bras était plus court qu'il n'aurait dû (elle le savait car sa main fantôme ne s'adaptait pas correctement à la prothèse « comme cela aurait dû être »). Ensuite, ses bras lui semblaient rigides lorsqu'elle marchait, cette observation suggère que sa sensation fantôme ne venait pas d'un désir d'être normale. L'explication donnée considère que l'origine des sensations provenait de la réafférence du signal moteur envoyé au membre fantôme. Le circuit neuronal générant les mouvements avait persisté intact durant 20 ans sans renforcement visuel ou kinésie de ses membres (même si l'observation de sa part des personnes non amputées a sûrement joué un rôle).
Les fantômes persistent longtemps, aussi bien après la perte traumatique d'un membre antérieurement non douloureux, qu'après l'amputation d'un membre déjà douloureux. C'est peut être dû à la plus grande attention portée au membre douloureux avant amputation, mais cela peut aussi représenter la « mémoire de la douleur » pré-amputatoire survivante. La comparaison des douleurs fantômes persistantes avec les sensations fantômes implique qu'elles se renforcent mutuellement. L'absence de l'une accompagnera la réduction de l'intensité de l'autre.
La pathologie du moignon (p. ex. cicatrice ou tumeur) influence la vivacité et la durée de l'expérience fantôme. Mitchell (1872) nota déjà qu'un membre fantôme disparaissait d'autant plus rapidement que le moignon guérissait rapidement et correctement. Ceci a été contesté par Browder et Gallagher, qui ont observé qu'une anesthésie locale ainsi que des tapotements pouvaient estomper le fantôme temporairement, tandis que frapper le moignon pouvait rendre la sensation plus vivace voire la réveiller.
Certains prétendent que les stimulations électriques ou mécaniques du moignon sont sans effets, d'autres au contraire, ont été capables de raviver des sensations fantômes depuis longtemps éteintes.
Il existe quelques preuves de l'influence du repos et de la distraction sur la sévérité des douleurs fantômes, tandis que des chocs émotionnels peuvent les aggraver. Il est aussi connu que des mouvements volontaires, une intense concentration ou des contractions du moignon peuvent augmenter la vivacité du fantôme. La fréquence d'apparition de membre fantôme n'est pas dépendante du sexe, de l'âge ou encore de la situation socio-économique du patient, ni des causes de l'intervention.
De nombreux patients prétendent pouvoir produire des mouvements volontaires de leurs membres fantômes. Ils ont la sensation de toucher un objet, de fermer le poing, de contrôler leurs doigts de façon distincte. Des mouvements involontaires ou semi-volontaires sont également courants; le fantôme peut faire des mouvements d'adieu, parer un coup ou encore décrocher le combiné du téléphone. Les mouvements complètement involontaires, comme par exemple des mouvements brusques du fantôme qui se place dans une nouvelle posture ou se contracte en provoquant des crampes, sont eux aussi très communs. Cependant, une minorité de patients disent ne pas pouvoir contrôler ces mouvements involontaires.
Un autre phénomène fascinant, mais encore peu compris, est la résurgence de la mémoire du membre avant l'amputation mais également de souvenirs beaucoup plus anciens.
Il est couramment constaté qu'un patient amputé du membre supérieur sente encore son alliance ou sa montre. Dans les premières semaines suivant l'amputation, il est aussi courant que le patient se plaigne d'une douleur contractive souvent accompagnée d'une sensation de perforation de la main; la sensation disparaît dès que le patient voit son fantôme se relâcher ou se rouvrir. La raison tient au fait que les signaux de contractions envoyés par le cortex moteur sont normalement amortis par un feedback proprioceptif. Or chez l'amputé, l'absence du membre empêche ce feedback, le signal est donc amplifié, ce qui génère la sensation de douleur. Du fait d'une association entre la fermeture de la main et la sensation de perforation normalement faible, il est concevable que l'amplification du signal de contraction entraîne une amplification du signal de douleur. La suppression de contraction dans la main, par une intense concentration, supprime également la sensation de perforation, ce qui s'accorde avec l'idée précédente.
Ceci amène à penser qu'il existerait un processus de mémoire sensorielle capable « d'apprentissage », ce qui offrirait une nouvelle possibilité d'approche de la mémoire et de l'apprentissage chez l'adulte. La réactivation de la mémoire pré-amputatoire du fantôme a été observée par Katz et Melzack (1990), mais ils n'ont pas poussé leur étude plus avant sur ce point. Un exemple de cette résurgence mémorielle est le cas d'une patiente dont l'arthrite pré-amputatoire augmentait fortement quand le temps était humide et froid, et qui avait la même sensation dans son membre fantôme. Le fait curieux de ce genre de sensation est que l'on peut en enregistrer l'activité cérébrale, qui peut être influencée par la position du membre fantôme.