Aurochs de Heck - Définition

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Le projet des frères Heck

Le contexte idéologique

Friedrich Gottlieb Klopstock, portrait réalisé par Johann Caspar Füssli (1750)

Dès l'origine, le romantisme allemand a exalté la nature, souvent dans sa variante primitive et inchangée. Klopstock (1724-1803), qui a influencé les premiers romantiques, a ainsi magnifié la vieille Germanie. Très tôt, cette vision de la nature primitive a été liée à un certain nationalisme allemand. Klopstock est ainsi aussi considéré comme un des pères de la théorie de l'État-nation.

Cette vision de la nature n'est pas forcément conservatrice. Le même Klopstock fut ainsi un partisan de la Révolution française qu'il qualifie d'« acte le plus noble du siècle ». Au cours du XIXe siècle, ce courant exaltant la nature sauvage, opposé à la rationalisation de celle-ci née de l'industrialisation, est cependant assez fermement lié aux mouvements nationalistes allemands, de gauche ou de droite.

On peut lire dans cette vision romantique une des bases de la sensibilité de l'actuelle société allemande aux questions d'environnement. C'est ainsi en Allemagne qu'est apparu le premier parti écologiste représenté au parlement, au début des années 1980, Die Grünen. C'est aussi en Allemagne et aux Pays-Bas que l'aurochs de Heck suscite le plus d'intérêts.

« À cette époque [entre les deux guerres], la reconstruction des espèces disparues était un sujet sur lequel travaillaient de nombreux naturalistes. [...] Les projets de diverses expériences ont fait l'objet de discussion à Vienne, en Allemagne et en Pologne. Outre le fait qu'il existait une volonté de rétablir cette espèce dans la nature, les autres motivations de la reconstruction étaient très variées. Heck pensait démontrer que deux espèces de bœufs sauvages d'Europe existaient (plusieurs naturalistes mettaient en doute l'existence de l'aurochs en tant que bonne espèce) et qu'elles pouvaient vivre l'une à côté de l'autre. Le professeur Adametz de l'École naturaliste autrichienne voulait « reconstruire » l'aurochs pour découvrir les relations entre les deux espèces, le grand Bos primigenius [...] et le petit aurochs aux pieds courts Bos europaeus brachyceros [...] Tadeusz Vetualani (l'auteur de la « reconstruction du tarpan ») désirait également « reconstruire » l'aurochs pour expliquer l'origine des diverses races bovines. »
Un « tarpan reconstitué », ou Konik, en 2004.

À partir de 1936, Tadeusz Vetualani, un scientifique polonais a « reconstitué » une race équine ressemblant aux anciens chevaux sauvages européens tarpans disparus à la fin du XIXe siècle. Vetualani a travaillé à partir de poneys polonais supposés descendre d'un mélange de chevaux domestiques et de tarpans. Son travail a donné naissance à la race « Konik Polski », très proche physiquement des tarpans originels. Les frères Heck mèneront leur propre projet de « reconstitution » du tarpan, et des « chevaux de Heck » existent encore aujourd'hui.

Un Bison d'Europe, en Pologne.

L'Allemagne de l'entre-deux-guerres fut aussi très impliquée dans la préservation d'un autre animal emblématique de l'ancienne Europe, le bison d'Europe (Bison Bonasus). En août 1923, peu après la disparition des derniers animaux vivant en liberté, la « société internationale pour la protection du bison d'Europe » est en effet créée pour assurer la survie de l'animal. Seize pays sont à l'époque représentés, organisant des échanges de reproducteurs afin d'éviter la consanguinité et d'augmenter la population vivant en captivité. Un European Bison Pedigree Book (EBPB) (« livre des pedigrees du bison d'Europe ») est mis en place pour suivre les lignées et c'est l'Allemagne qui en est la gestionnaire jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Un des frères Heck deviendra d'ailleurs également le président de « société internationale pour la protection du Bison d'Europe » en 1938.

Les allemands relâcheront des aurochs de Heck « tout d'abord dans les forêts de Prusse-Orientale et puis dans la Pologne occupée par l'armée nazie dans la forêt de Bialowieza ». Des bisons seront également relâchés dans cette forêt. Les aurochs de Heck relâchés ne semblent pas avoir survécu à la guerre ou à leur contact avec la nature sauvage.

Les frères Heck agissent donc dans un contexte où les idées de préservation et de restauration de la nature de l'ancienne Germanie ou de l'ancienne Europe (tarpans, bisons d'Europe, aurochs) sont assez répandues. Lorsqu'ils commencent leurs croisements au début des années 1920, le nazisme est encore marginal. Lorsqu'ils les terminent en 1934, le nazisme vient juste d'arriver au pouvoir (1933). Le projet des frères Heck n'est donc pas en lui-même un « projet nazi » comme le lui reprochent certains. Il s'agit d'un projet privé qui s'inscrit dans un contexte idéologique plus large de défense d'une nature non modifiée par l'homme, défense qui apparaît dès le XVIIIe siècle dans le pré-romantisme allemand et qui subsiste aujourd'hui dans les réserves intégrales des Pays-Bas où l'aurochs-reconstitué est largement présent.

Les frères Heck étaient proches des nazis : ils ont occupé des postes de responsabilité dans les institutions du Troisième Reich, en particulier Lutz Heck qui fut accusé de crime de guerre, et leur projet, comme celui du sauvetage du bison, s'inscrivait sans heurt dans l'idéologie de l'époque. Mais des groupes d'orientations idéologiques très différentes se les sont appropriés dans l'après Seconde Guerre mondiale.

La démarche technique

Un aurochs de Heck mâle. La couleur du corps et l'orientation des cornes ressemblent à celles de son ancêtre, mais la forme et la taille des cornes diffèrent. Cet animal est également plus petit.

La domestication a assez nettement modifié les races bovines domestiques par rapport à l'aurochs originel : taille plus petite, dimorphisme sexuel restreint, variations de coloris, mamelles plus grosses, jambes plus courtes par rapport au corps, cornes plus petites et de formes variables.

« Néanmoins, dans plusieurs races de bétails et pour quelques individus, des caractéristiques des aurochs éteints peuvent encore être vues. Non seulement dans des races de bétails rustiques (par exemple taureau de combat espagnols, bétail des steppes), mais également dans les races totalement modernes. Par exemple chez les holstein-frisonnes, la forme originale de corne des aurochs (mais pas la taille) peut être vue, et chez les taureaux de Jersey ou les taureaux bruns suisses, les gènes de la couleur de la robe des aurochs mâles (y compris la raie claire dorsale) sont encore présents (French et autres, 1966). Les touffes de poils sauvages entre les cornes d'un taureau rappellent ceux de l'aurochs mâle (Schneeberger, chez Gesner, 1602). »
Une vache des Higlands, une des races utilisées pour créer l'aurochs de Heck.
« Encouragé par cette constatation, dans les années 1920 et les années 1930 en Allemagne, les frères Lutz et Heinz Heck ont commencé des expériences de rétro-croisements pour recréer les aurochs. Chacun d'eux a essayé d'atteindre son but avec sa propre sélection de races bovines. Selon leurs propres déclarations (Heck, H. 1934 ; Heck, L. 1934), ils ont « réussi » en une période étonnamment courte (respectivement 12 et 11 ans) ». « Les deux expériences, différentes à quelques détails près, furent effectuées dans les parcs zoologiques de Berlin et d'Hellabrunn (Munich). »

Les frères Heck ont à l'origine travaillé en commun à partir de 1921 mais des divergences sur les races « rustiques » à intégrer dans leur cheptel les ont ensuite amenés à travailler indépendamment. Tous deux ont annoncé en 1934 que leur travail de rétro-sélection (démarche visant à annuler les effets de la domestication) avait abouti. Il semblerait que la lignée gérée par Lutz Heck à Berlin a disparu pendant la Seconde Guerre mondiale. Les aurochs-reconstitués actuels descendraient donc uniquement ou essentiellement de la lignée créée par les deux frères mais dans sa version gérée par Heinz Heck.

La méthode utilisée était de croiser des races domestiques « rustiques », supposées plus proches de l'aurochs des origines, afin de recréer une diversité génétique moins marquée par la dérive génétique découlant de la domestication puis de sélectionner dans le groupe d'animaux ainsi obtenus ceux ressemblant le plus au phénotype (apparence physique) originel. Ce phénotype étant supposé être un bon indicateur d'une proximité avec le génotype (patrimoine génétique) originel.

Les races utilisées furent les suivantes :

Poids génétique Races bovines utilisées
Races employées par les frères Heck et dont les gènes ont une probabilité élevée d'être toujours incorporés dans l'aurochs-reconstitué actuel.
  • Bœuf gris de Hongrie
  • Podolisches Steppenrind (forme originelle du Gris Ukrainien)
  • Race bovine des Highland
  • Allgäuer (Allgäu : forme originelle de l'actuelle Allemande brune)
  • Murnau-werdenfels
  • Angeln (un rameau des races rouges de la Baltique)
  • geschecktes Niederungsrind (probablement un type originel allemand des « pies noirs des plaines » ou des « pies rouges allemandes »)
  • geschecktes Gebirgsrind (probablement des Fleckvieh)
  • Race bovine Corse
Races employées seulement (?) par Lutz Heck à Berlin, et qui ont une faible probabilité d'être encore génétiquement représentées dans le bétail actuel, parce que la forme berlinoise de bétail semble avoir disparu pendant la Seconde Guerre mondiale
  • Taureau de combat espagnol
  • Taureau camarguais
  • Montafoner (Montafon : forme originelle de l'actuelle Autrichienne brune)
  • Graubraunes Höhenvieh (terme collectif pour plusieurs formes brunes, parmi lesquelles la Tirol Grey Brown Mountain, l'Allgäu et la Murnau-werdenfels)
  • Race anglaise White Park.
Races peut-être utilisées par Lutz Heck, et qui ont une faible probabilité d'être encore génétiquement représentées dans le bétail actuel, parce que la forme berlinoise de bétail semble avoir disparu pendant la Seconde Guerre mondiale Schwedisches Fjällrind (Suédoise des montagnes)

Le travail des frères Heck a donné des animaux qui ressemblent plus à l'aurochs sauvage que les races domestiques habituelles. Les divergences ne sont cependant pas négligeables.

Caractéristiques aurochs sauvage aurochs de Heck
Taille moyenne au garrot Mâle : 170 cm
Femelle : 150 cm.
Mâle : 142 cm (mais jusqu'à 160 cm)
Femelle : 131 cm (mais parfois jusqu'à 160 cm).
Couleurs Mâle : Brun-noir, avec une raie pâle sur le dos. Une zone claire autour du museau
Femelle : Brun-roux, parfois noir. Zone claire autour du museau possible (?)
Mâle : Variable, de brun foncé à roux. Une raie dorsale, pâle ou foncée, est souvent visible. Une zone claire autour du museau
Femelle : Idem mâle, couleur générale souvent un peu plus claire, raie dorsale plus rare
Cornes
Mâle : 62 cm en moyenne (jusqu'à 120 cm), en forme de lyre, inclinées à 60°
Femelle : 42 cm en moyenne (jusqu'à 70 cm), en forme de lyre, inclinées à 60°
Mâle : plus courtes (47 cm sur une étude partielle), forme de lyre juste ébauchée (variable selon les individus), plus minces. Peu inclinées (pointent vers le haut). Très rarement comme des cornes d'aurochs
Femelle : idem mâles, mais plus courtes (42 cm dans une étude partielle)
Forme du corps La taille à l'épaule est plus ou moins égale à la longueur du tronc La taille à l'épaule est plus ou moins inférieure à la longueur du tronc (jambes plus courtes)
Forme de la tête Relativement longue et étroite Plus courte et plus large
Mamelles Petites et difficilement visibles Très variables en taille, de petites à grosses
Résistance au froid Vivait de l'Afrique du Nord au Sud de la Scandinavie. Température probable l'hiver pouvant dépasser -30°. D'après le VFA, peut résister jusqu'à -30°
Dimorphisme sexuel Important (taille, poids, couleur, cornes) Assez important : les mâles en liberté font environs 800 kg, et les femelles 500 kg. Selon les individus, le dimorphisme des sexes en matière de cornes ou de couleurs peut-être important (proche de l'original), ou au contraire très faible.
Vie sociale en liberté Les femelles vivaient en groupes avec leurs veaux, les mâles vivant à part, en groupes plus petits. Certains mâles restaient solitaires. Affrontements entre mâles pour la reproduction. Idem.

Bien qu'offrant souvent une plus grande ressemblance avec son ancêtre que les bovins domestiques les plus fréquents, l'aurochs de Heck a donc aussi des différences variables selon les individus. La taille moyenne est plus petite, les jambes sont plus courtes par rapport au corps que chez l'aurochs sauvage, les cornes ont généralement une taille plus petite et une forme différente et les couleurs des mâles elles-mêmes sont souvent plus claires. Quelques individus peuvent cependant avoir des caractéristiques assez similaires à celles de leur ancêtre, exception faite de la taille.

Comparaisons de cornes de bovin domestique (Watusi), de trois aurochs de Heck et d'un aurochs sauvages (Bos primigenius). Les cornes de l'aurochs sauvages sont sous-estimées de 20% car l'étui de kératine a disparu du crane fossile. Ses cornes sont très orientées vers l'avant quand les cornes du Watusi partent vers le haut. Les cornes des aurochs de Heck sont variables : plus ou moins vers le haut, plus ou moins vers l'avant selon les individus.

Concernant les cornes, Claude Guintard note « les premiers directeurs de zoos qui ont fait reproduire ce bovin avaient pour objectif principal d'offrir au public un animal pouvant représenter l'ancêtre sauvage disparu : l'aurochs. À ce titre, ils ont attaché un intérêt tout particulier à obtenir un cornage imposant, sans toutefois réellement s'interroger sur la forme exacte et sur la taille précise des cornes du Bos primigenius. Ainsi, un certain degré de polymorphisme, tant sur l'orientation des cornes par rapport au crâne, que sur leur incurvation vers l'avant, le haut ou le côté, ou bien encore la taille à la base, a pu apparaître. Il est clair qu'en l'absence d'association d'éleveurs et de réflexion menée sur ce thème, chacun avait en tête son « standard » de la race ». L'auteur note des cornes plus courtes, de formes très différentes et sensiblement plus minces. Cependant, indique-t-il en 2005, « certains individus du cheptel allemand montrent ce type de cornage [proche de l'aurochs] à l'heure actuelle (élevage FRISCH, ABU, etc) ».

Taureau de combat espagnol.

Van Vuure estime que le taureau de combat espagnol est par beaucoup de traits plus proche du phénotype originel que l'aurochs-reconstitué : cornes inclinées vers l'avant, taille plus importante (les mâles dépassent 150 centimètres), etc. La tête est cependant plus large et courte. Le poids des mâles est en moyenne de 522 kilogrammes. Lutz Heck avait effectivement introduit cette race bovine dans son groupe reproducteur mais celui-ci semblant avoir disparu pendant la guerre, les actuels aurochs-reconstitués n'en ont probablement plus de trace.

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