"La Grande Borne est une cité de peintre autant que d’architecte" écrivait Émile Aillaud. Les plasticiens ont en effet été associés au projet urbain et architectural de la Grande Borne dès sa genèse et les espaces caractéristiques de chaque secteur procèdent essentiellement de la rencontre entre le cadre bâti proprement dit (dont les façades sont mises en couleur et décorées de fresques) et les différentes œuvres d’art qui peuplent les différents quartiers. Les principaux artistes associés au projets furent François Lalanne, Gilles Aillaud, Lucio Fanti, Laurence et Fabio Rieti ainsi qu’Eva Lukasiewicz. L’animation des secteurs par des éléments singuliers (teintes des façades, œuvres d’art, …) s’inscrit dans une problématique plus large de recherche de la diversité des constructions alors même que celles-ci, pour d’évidents impératifs économiques et logistiques s’agissant d’un ensemble de 3 700 logements, sont massivement composées d’éléments produits en série par préfabrication lourde. Un travail sur le rythme et la forme des bâtiments a donc dû être effectué pour éviter l’écueil de la monotonie, tendanciellement favorisée par la préfabrication.
Une fois le plan-masse de la Grande Borne arrêté, l’entreprise s’est orientée vers une réalisation par coffrages-tunnel et panneaux de façade lourds, malgré la complexité induite par la réalisation des panneaux de façade cintrés et des coffrages biais. Émile Aillaud a donc dû composer avec ce mode construction et en revenir à un système de refends normaux aux courbes (pour pouvoir retirer les coffrages) et au quadrillage des façades par des panneaux lourds de 2,7 mètres par 2,7 mètres, permettant de coïncider avec les refends. Ces panneaux de façades ont été exécutés suivant le procédé "Costamagna" : ils comportent une âme en briques creuses isolantes et deux parois en béton. Le revêtement en céramique a été posé en fond de moule.
Les planchers et les murs intérieurs ont donc été construits par la méthode du "coffrage tunnel", avec des moules cintrés pour les bâtiments courbes, qui permet la réalisation de longs édifices au moindre coût et en un temps record. Les panneaux de façade sont autoporteurs, mais ne supportent pas les planchers dont le poids est repris par les seuls refends qui forment la trame des bâtiments.
Il n’y a, sur toute la Grande Borne, que trois types différents pour les 21 000 fenêtres : une fenêtre carrée (1,35 m × 1,35 m), une porte-fenêtre étroite (0,85 m × 2,1 m) et une porte-fenêtre large (1,35 m × 2,1 m) réservée aux séjours. Avec ces trois types de fenêtres et la possibilité de les placer à gauche ou à droite de chaque panneau, des centaines de façades fondées sur des agencements différents sont envisageables. Le rythme des façades a donc, sur cette base, fait l’objet d’études particulières pour exprimer, tout au long d’un bâtiment, une gamme de variations propre à brouiller la linéarité et l’étendue d’un bâtiment, à particulariser l’ambiance d’un tronçon selon la contraction ou la dilatation de la façade courbe ou encore à imprimer un leitmotiv à l’ensemble du site. Se jouant d’une préfabrication par ailleurs profitable (substantielles économies d’échelle), l’architecte a pu ainsi générer d’une palette d’éléments de base extrêmement réduite une variété de façades impressionnante, encore accentuée par leur géomètrie et leur mise en couleur.
Dès sa conception, la Grande Borne a été conçue comme un ensemble de bâtiments devant être mis en couleurs, pour compléter les effets spatiaux obtenus par les choix d’implantation (notamment l’emploi de courbes) et le rythme des façades animées par la position des percements. La palette chromatique employée a été élaborée par le peintre Fabio Rieti qui a utilisé une quarantaine de teintes différentes. D’une manière générale, les quartiers courbes sont traités en pâte de verre colorée fabriquée en Italie, matériau qui permet l’emploi d’une vaste gamme de nuances et une forte saturation des couleurs, tandis que les quartiers droits sont habillés de grès cérame de quatre couleurs, simples et fortes : blanc, noir, gris et rouge.
Fabio Rieti a plus particulièrement travaillé sur les effets plastiques induits par les teintes de la pâte de verre dans les quartiers courbes, notamment le Labyrinthe. Il s’agit principalement de jouer sur des dégradés linéaires pour passer sans brutalité d’une couleur à une autre, la gamme de nuances retenue étant suffisamment riche pour créer des fondus légers et doux. Ainsi, les teintes employées sur le Labyrinthe permettent-elles de marquer, par exemple, quelques points intenses par des couleurs saturées, lorsque les bâtiments se rapprochent, pinçant l’espace, ou s’éloignent, le dilatant. Sur certaines places, les couleurs suivent un dégradé vertical, étage par étage ou par bandes verticales. Enfin, certains contextes particuliers permettent d’offrir par les couleurs employées une résonance du toponyme : ainsi, les bâtiments de la place du Solstice sont-ils teintés de couleurs froides (essentiellement du bleu clair) sur les façades exposées au nord et de couleurs chaudes (notamment du jaune et de l’orange) sur les façades donnant au sud.
Plus de quinze ans après la construction de la cité, les façades en pâte de verre offraient un aspect dégradé que l’entretien courant n’avait pas réussi à éviter. Fragiles, les panneaux de façade présentèrent rapidement des microfissures. Elles entraînèrent des infiltrations et l’apparition d’une humidité importante dans de nombreux logements, allant même jusqu’à en rendre certains inhabitables : en 1982, plus de 750 logements sont ainsi déclarés insalubres. Il s’en suivit un important contentieux de construction qui fut finalement réglé à l’amiable, ouvrant la voie à une réhabilitation d’envergure.
Entre 1983 et 1990, après le démantèlement de l’Office Public HLM Interdépartemental de la Région Parisienne et la reprise du patrimoine de la Grande Borne par l’OPIEVOY, une réhabilitation des façades de grande ampleur fut lancée et confiée aux Ateliers Aillaud. La pâte de verre étant presque impossible à réassortir, c’est une solution utilisant des écailles d’amiante-ciment colorées qui fut adoptée. Pour cette réhabilitation, Émile Aillaud fixa lui-même les principes et le procédé, alors que la mise en couleur initiale des façades avait été spécifiquement confiée à un coloriste, en la personne de Fabio Rieti, associé aux plasticiens qui réalisèrent les fresques murales.
Avec ce procédé, sa mise en œuvre (privilégiant les grands motifs abstraits) et ses limitations techniques, la réhabilitation différait radicalement de l’esprit de la mise en couleur initiale. Les écailles d’amiante-ciment sont en effet teintées dans des couleurs très tranchées et donnent aux bâtiments réhabilités une texture pleine d’aspérités dont l’aspect fragmenté est encore renforcé par la juxtaposition de couleurs marquées, sans nuance. Cette réhabilitation, notamment visible au Labyrinthe, est aujourd’hui, à son tour, frappée de vétusté.
Il est étonnant de constater combien l’esprit de cette réhabilitation tranche avec la subtilité et la douceur de la mise en couleur initiale. Il n’est pas indifférent de noter qu’à l’époque de cette reprise des façades, l’atelier d’Aillaud avait perdu la totalité de l’équipe conceptrice de la Grande Borne et ne comprenait plus qu’un seul collaborateur, en plus d’Émile Aillaud lui-même. Alors très âgé et privé du soutien de l’équipe de plasticiens et de coloristes présente lors de l’édification de la cité, il n’est pas déraisonnable de penser qu’Émile Aillaud n’ait pas saisi toute la mesure de l’enjeu de cette réhabilitation, en trahissant de fait l’esprit initial de la mise en couleur.
L’une des particularités les plus intéressantes de la Grande Borne réside dans le fait que le bâti a été conçu en combinaison, en relation avec les différentes œuvres d’art qui émaillent la cité. Il s’agit là d’une intention forte d’Émile Aillaud qui associa systématiquement les artistes tout au long du projet, ce qui lui permit d’écrire :
« Ainsi les figures et les objets, les formes plastiques se coulent et s’insèrent dans la ville par la décision souveraine de quelques artistes qui ne jouent pas dans l’entreprise le rôle des éternels parents pauvres du 1%. Pas de mur encaissé, attribué autoritairement pour un revêtement, pas d’emplacement concédé au dernier moment pour dresser l’encombrant signal ou le modeste marbre sous-arpien qu’il faut bien mettre quelque part. L’artiste participe à l’élaboration de cet univers depuis la construction de plan-masse sur maquette; les emplacements s’imposent alors d’eux-mêmes par la métamorphose des volumes qui deviennent ville. Ou bien encore, le peintre ou le sculpteur prend possession d’un lieu et lui donne un sens nouveau. »
— Gérald Gassiot-Talabot, La Grande Borne à Grigny [Le pouvoir des peintres], Éditions Hachette.
Dans l’esprit de ses concepteurs, ces œuvres d’art, sculptures ou fresques (en réalité des mosaïques), ont à la fois une vocation utilitaire (certaines sculptures servent de jeux pour enfant, comme le Serpent des Radars ou le Gulliver de l’Œuf), ornementale (fresques) ou symbolique (comme la matérialisation du méridien de Grigny au Méridien ou de la course du soleil aux Solstices. Conçue en osmose avec le cadre bâti, participant de l’ambiance propre à chaque secteur par son dialogue avec les masses qui l’entourent, généralement magnifiée, l’œuvre d’art est une composante essentielle de cette “charge poétique, mystérieuse et indicible” qui a été imprimée à la Grande Borne. Connaissant l’influence du grand maître sur Émile Aillaud, il est pertinent d’y relever une reprise et une extension des “objets à réaction poétique” dont Le Corbusier a parsemé le toit de ses Unités d’Habitation. Dans un cas comme dans l’autre, la relation qu’entretiennent les objets au ciel est primordiale.
Les fresques qui ornaient les murs de la Grande Borne ont été réalisées par Fabio Rieti (une pomme, une petite fille regardant l’autoroute, le visage de Rimbaud, Kafka et un arbre), Gilles Aillaud (un okapi), Cremonini (un nageur), Lucio Fanti (un paysage), Eva Lukasiewicz (des décors abstraits en forme d’illusions d’optique). Les principales sculptures sont quant à elles les œuvres de Francis Lalanne (deux pigeons aux Places Hautes) et de Laurence Rieti (le Gulliver de l’Œuf et le Serpent des Radars). Il faut enfin mentionner que ce sont les ouvriers carreleurs qui sont à l’origine des mosaïques des halls d’entrée. Ces éléments, et notamment les fresques, donnaient à la Grande Borne cette sensation d’étrangeté, contribuant puissamment à l’atmosphère mélancolique et apaisante des lieux, cette “suite de silences” chère à Émile Aillaud. Au fil des reprises des façades et des pignons (réfection de l’isolation notamment), la plupart des fresques sont aujourd’hui recouvertes : désormais invisibles, elles demeurent paradoxalement bien protégées en attendant un hypothétique retour à la lumière.
Cette importance donnée au geste artistique ne fut rendue possible que par le combat incessant de l’architecte pour économiser sur les coûts de construction par une organisation la plus rigoureuse possible du chantier. Sur l’esprit même d’une conception intégrée des ambiances (par les œuvres d’art) et des bâtiments, souvent raillé à l’époque, Gérald Gassiot-Talabot a ainsi rapporté la réponse d’Émile Aillaud à ses détracteurs :
"[…] Émile Aillaud a répondu […] au reproche qu’on lui fait quelquefois, assez drôlement, de “s’être fait plaisir” en construisant cette ville : “Le futile sérieux, dit-il, a fait perdre de vue aux architectes l’essentiel qui n’est pas de construire un bâtiment qui n’amuse qu’eux, mais de créer un monde apte à être habité”. Apte à être habité : je crois que ce programme, d’une exigence et d’une simplicité lapidaires, a été amplement rempli à la Grande Borne. Il reste aux responsables administratifs à transformer cette “aptitude” en réalité, et pour cela l’architecte a tout mis en place et ne peut être pris en défaut. Et qu’on ne vienne pas nous dire que les “transplantés des bidonvilles” et les “déportés du XIIIe arrondissement” n’ont “rien à foutre” de Rimbaud et de Kafka en effigie sur les pignons, ni de l’okapi qui glisse une tête curieuse le long d’un mur, ni des fruits géants posés çà et là sur les places et les espaces verts. Pour la raison bien simple que ni Rimbaud, ni Kafka, ni l’okapi n’ont rien - mais absolument rien - à voir avec l’absence du téléphone, la pénurie des crèches et l’éloignement du chemin de fer. Ils ne sont pas l’effet de quelques mécénats bienveillants, ni le produit d’un “un pour cent” miraculeusement étendu au secteur privé pour satisfaire les rêves d’enfance de M. Aillaud."
Gérald Gassiot-Talabot, La Grande Borne à Grigny [Introduction pour une ville en devenir], Éditions Hachette.
Il renchérit :
« Qu’ont-ils à faire de Rimbaud, ces immigrés qui partent à pied prendre le train de Juvisy, à cinq heures du matin ? Rien, bien sûr, sinon que ce n’est pas Rimbaud qui les prive d’autobus ou de bureau de tabac. Je ne peux pas ouvrir un café à la Grande Borne pour que ce soit plus gai. La seule chose que je puisse faire, c’est, à tout hasard, d’offrir Rimbaud en plus de l’HLM. »
— Émile Aillaud, Désordre apparent, ordre caché, Éditions Fayard.