Un cristal liquide est un état de la matière qui combine des propriétés d'un liquide conventionnel et celles d'un solide cristallisé. On exprime son état par le terme de mésophase ou état mésomorphe (du grec « de forme intermédiaire »). La nature de la mésophase diffère suivant la nature et la structure du mésogène, molécule à l'origine de la mésophase, ainsi que des conditions de température, de pression et de concentration.
L'idée d'états intermédiaires autres que le solide cristallin ou le liquide isotrope a germé au cours du XIXe siècle, on ne connaissait alors que les trois états de la matière (solide, liquide, gaz). Les premières observations furent réalisées par des biologistes et des botanistes à l'aide de microscopes polarisants, sur les substances biologiques extraites des tissus animaux ou végétaux qui présentaient une biréfringence dans certaines conditions. C'est le cas par exemple de la myéline, substance molle extraite des nerfs et identifiée par Rudolph Virchow en 1850, dont le comportement dans l'eau à particulièrement intéressé Mettenheimer en 1857 ; en effet celui-ci a observé une étrange croissance d'objets tubulaires à l'interface myéline/eau. Cependant Mettenheimer n'a pas été le premier à observer ces « tubes », des observations similaires remontent aux travaux de Buffon en 1840 où il parle d'« anguilles tortillées » obtenues en lacérant du blé ou de la seigle dans l'eau. Il ne s'agissait bien évidemment pas de poissons mais de phases particulières de l'ergostérol et des lécithines contenues dans la myéline. Nous savons maintenant que la myéline est constituée en grande partie de phospholipides, principal composant des membranes cellulaires, qui, à forte concentration, s'auto-organisent en couches en conséquence de leur fort caractère amphiphile. C'étaient donc les premiers observations de cristaux liquides lyotropes.
L'étude du cholestérol par Reinitzer en 1888 marque le début de l'étude des mésophases : observation de l'opacité optique et de couleurs iridescentes lorsque la température des esters de cholestérol varie, de la phase cristalline jusqu'à la phase liquide isotrope.
Otto Lehmann (13 juin 1855 Constance, Allemagne – 17 juin 1922 Karlsruhe) est considéré comme le premier physicien ayant étudié les cristaux liquides. Entre 1872 et 1877, il étudie les sciences naturelles à l'université de Strasbourg et prépare son doctorat sous la direction de Paul Groth. D'abord professeur de sciences (physique, mathématiques et chimie) à Mulhouse, il commence à enseigner à l'université d'Aix-la Chapelle en 1883. Lehmann est alors reconnu pour ses travaux sur les phénomènes de croissance cristalline et du polymorphisme cristallin (modification de la structure cristalline sous l'effet de la variation d'un paramètre, le plus souvent la température) et sur la microscopie expérimentale. En 1888, ses échanges avec le botaniste Reinitzer le conduisent à étudier les cristaux liquides. En 1889, il succède à Heinrich Hertz à la tête de l'Institut de Physique de Karlsruhe. À partir de 1912, Lehmann est un prétendant au prix Nobel, mais ne l'obtient pas.
En 1888, le botaniste autrichien Friedrich Richard Reinitzer (25 février 1857 Prague – 16 février 1927 Graz), travaille à l'université de Prague sur le benzoate de cholestéryle . Il veut en déterminer la formule et le poids moléculaire. En utilisant le point de fusion comme un indicateur important de la pureté de la substance, il observe l'existence de deux points de fusion et l'évolution de la substance en un liquide trouble puis coloré et enfin transparent. Il pense d'abord à la présence d'impuretés, mais la purification de la substance ne change rien au phénomène observé. Il découvre ainsi un comportement étrange (existence de deux points de fusion, réflexion de la lumière polarisée circulairement et capacité à faire tourner le plan de polarisation de la lumière) dont il fait part à Lehmann. Extrait de la lettre de Reinitzer à Lehmann (14 mars 1888, 16 pages, jointe avec deux échantillons) :
« Les deux substances (les esters de cholestérol) sont le lieu de phénomènes si beaux et si étranges qu'ils devraient, je l'espère, vous intéresser aussi au plus haut point. (…) La substance possède deux points de fusion, si l'on peut s'exprimer ainsi. Vers 145,5 °C elle fond et forme un liquide trouble mais complètement fluide, lequel vers 178,5 °C devient soudainement complètement transparent. En le refroidissant, on voit apparaître les couleurs bleue et violette qui s'estompent rapidement en laissant la substance opaque (comme le lait) mais toujours fluide. En poursuivant le refroidissement, on voit réapparaître les colorations bleue et violette et, immédiatement après, la substance se solidifie en formant une masse cristalline blanche. (…) Le trouble qui apparaît en chauffant est dû non aux cristaux mais au liquide qui forme les stries huileuses. »
Lehmann réalise qu'il s'agit là d'un nouveau phénomène. Sa position et ses connaissances lui permettent alors de se lancer dans l'étude de ce problème. Il entame une étude systématique du benzoate de cholestéryle et de composés apparentés possédant le phénomène de double point de fusion. Avec son microscope, il est non seulement en mesure d'effectuer des observations en lumière polarisée, mais aussi d'effectuer des observations à haute température. C'est un avantage déterminant.
De Lehmann à Reinitzer le 20 août 1889 :
« Mes nouveaux résultats confirment ce que vous aviez déjà vu, que le « Griess » (« semoule », la substance provoquant la turbidité) est un cristal très mou, qui doit être considéré comme une modification physique de la substance. C'est absolument homogène, et un autre liquide – comme vous l'aviez supposé, n'est pas présent. (…) Il est d'un grand intérêt pour les physiciens que des cristaux existent, avec une telle mollesse qu'on pourrait les appeler liquides. »
L'article de Lehmann intitulé « Uber Fliessende Krystalle » paru le 30 août 1889 à Zeitschrift fur Physikalische Chemie est la première publication introduisant le concept de « cristal liquide ». Pour Lehmann, le fait le plus surprenant est que la substance est biréfringente tout en étant fluide, pour lui cette propriété en fait donc un cristal. La publication de cet article permet alors à Gatterman, à Heidelberg, l'observation d'un comportement similaire dans d'autres substances, comme le PAA (para-azoxyanisole). Pour marquer le fait d'une viscosité bien plus faible que pour les esters de cholestérols, Lehmann introduit alors l'appellation « Kristalline Flüssigkeiten », fluides cristallins en 1890 et publie « La structure des fluides cristallins » le 24 mars 1890. Les travaux de Lehmann ont été poursuivis et amplifiés par le chimiste allemand Daniel Vorländer qui, du début du XXe siècle jusqu'à sa retraite en 1935, a synthétisé la plupart des cristaux liquides connus.
La découverte suscita énormément d'intérêt à l'époque, mais le faible potentiel pratique fit vite retomber l'attention qu'on y portait. Cette découverte fut aussi contestée par certains scientifiques qui pensaient que l'état nouvellement découvert était probablement une émulsion d'éléments solides et liquides voire des impuretés cristallines dans un liquide banal. Mais entre 1910 et 1930, les expériences concluantes, la découverte de nouveaux types de cristaux liquides, et les premières théories soutiennent le concept de cristaux liquides.
Dans les années qui ont suivi les travaux précurseurs de Lehmann, le volume des observations similaires a augmenté considérablement. Il devenait urgent de comprendre la véritable structure moléculaire des « cristaux liquides » ou des « liquides cristallins ». De vives polémiques ont opposé les partisans de phases homogènes à ceux pensant que le trouble était dû à la démixtion de substances chimiquement impures ou bien à une fusion incomplète de la phase cristalline. Fils du chimiste Charles Friedel, Georges Friedel (19 juillet 1865 Mulhouse – 11 décembre 1933 Strasbourg) est un minéralogiste et cristallographe français. Après Mallard, son maître, il adopta la théorie de Auguste Bravais et démontra la réalité physique de la loi qui porte son nom. Il a rassemblé ces travaux dans Les Groupements cristallins (1904) et dans ses Études sur la loi de Bravais (1907). En 1909, Georges Friedel assiste à une conférence de Lehmann à Paris. Entre 1909 et 1911, Friedel et Grandjean observent les liquides anisotropes de Lehmann (un certain nombre de substances organiques telles que le para-azoxyanisol et le para-azoxyphénétol) qui étaient alors très généralement désignés sous le nom de « cristaux liquides » et dont les propriétés avait été abondamment décrites. Cependant, on doit à Friedel la mise en évidence de propriétés physiques spéciales et très curieuses (optiques notamment), qui différencient les formes intermédiaires de la forme cristalline et de la forme amorphe. Georges Friedel a été le premier à comprendre l'existence de ces nouveaux états de la matière, séparés des états liquide et solide cristallin par des transitions de phases. Ce fut en 1921, avec L. Royer, que Friedel reprend ses travaux sur les liquides anisotropes. Il décrit sa découverte dans sa publication intitulée « États mésomorphes de la matière », aux Annales de physique en 1922. Il y conclut à la modification structurelle et aux symétries différentes du matériau entre les différentes phases.
Pour lui, la notion fondamentale est celle du caractère discontinu des transformations, dans lesquelles une substance passe d'une structure moléculaire à une autre. Ces formes sont dites mésomorphes.
« Ce qui caractérise les corps de Lehmann, ce n'est pas leur état plus ou moins fluide. Ce sont leurs structures, extrêmement particulières, d'un petit nombre, toujours les mêmes. Tout ce qui va suivre mettra en évidence, je l'espère, que les corps signalés par Lehmann constituent deux formes entièrement nouvelles de la matière, séparées sans aucune exception de la forme cristalline et de la forme amorphe (liquide isotrope) par des discontinuités, de même que la forme cristalline et la forme amorphe sont séparées entre elles, sans exception, par une discontinuité. »
L'ordre moléculaire diffère d'une phase à l'autre pour un même corps, l'observation met en évidence les défauts de la structure. Dans les nématiques, ils apparaissent comme des fils qui nagent dans le cristal liquide. Les molécules sont orientées en moyenne parallèlement à une direction, sans qu'il y ait répartition en couches. Dans les smectiques, ils prennent une étonnante géométrie de domaines focaux. Les molécules sont réparties en couches parallèles ; leur axe optique est normal au plan, et elles sont tournées d'un angle quelconque autour de cet axe. Si les cholestériques montrent des propriétés proches de celles des smectiques (coniques focales, couleurs chatoyantes), il les rapproche des nématiques tout en les distinguant. Dans les nématiques et les cholestériques, l'absence de diffraction aux rayons X montre que la distribution spatiale des molécules est quelconque. Mais ses expériences lui permettent d'interpréter les propriétés optiques des cholestériques comme étant dues à la dissymétrie des molécules sur leur axe (chiralité), ceci générant des défauts de torsion dans la substance. Toutes ces interprétations remarquables sont nées de l'observation au microscope polarisant.
En référence aux défauts observés dans les fluides cristallins, il nomme cette phase « nématique » (du grec νῆμα, nêma, « fil »). Les cristaux liquides étant structurellement semblables aux formes que prend le savon en solution, cette phase est nommée « smectique » (du grec σμῆγμα, smêgma, « savon »).
« J'appellerai smectiques les formes, corps, phases, etc. du premier type (une partie des Fliessende Kr., Schleimig flüssige Kr. de Lehmann : liquides à coniques), parce que les savons, dans les conditions ordinaires de température, sont de ce groupe, et que les oléates de potassium, en particulier, ont été les premiers corps de ce genre signalés. J'appellerai nématiques les formes, phases, etc. du second type (Flüssige Kr., Tropfbar flüssige Kr. de Lehmann : liquides à fils) à cause de discontinuités linéaires, contournées comme des fils, qui sont leurs caractères saillants. »
La même espèce chimique peut présenter, dans des domaines de température différents, des phases cristalline solide, smectique, nématique et liquide isotrope. Georges Friedel refusait le terme « cristaux liquides », il préférait « stases mésomorphes » ; mais le terme original est resté.
« Je désignerais sous ce nom (les états mésomorphes de la matière) les états particuliers que présentent les corps signalés par Lehmann à partir de 1889 sous le nom de cristaux liquides ou fluides cristallins. Sur la foi de ces dénominations, très malheureuses mais sans cesse répétées depuis trente ans, beaucoup de gens s'imaginent que les corps si curieux sur lesquels Lehmann a eu le grand mérite d'attirer l'attention, mais qu'il a eu tort de mal nommer, ne sont autre chose que des substances cristallisées, différant simplement de celle qui étaient antérieurement connues par leur degré plus ou moins grand de la fluidité. En fait, il s'agit de tout autre chose d'infiniment plus intéressant que ne seraient de simples cristaux plus ou moins fluides. »
Les travaux de Friedel et de ses collaborateurs ont permis de classifier le domaine des stases mésomorphes, et de les caractériser par leur structure.
Pierre-Gilles de Gennes (24 octobre 1932 Paris – 18 mai 2007 Orsay) est un physicien français. En 1968, au moment où deux chercheurs américains réalisent les premiers afficheurs à cristaux liquides sous l'effet d'une tension électrique, un théoricien français, Pierre-Gilles de Gennes porte son intérêt sur le sujet. Il avait déjà travaillé sur le magnétisme et la supraconductivité. Le travail de de Gennes montre en particulier la stricte analogie qui existe entre certains changements d’état de cristaux liquides et un phénomène aussi éloigné en apparence que la transition d’un métal de son état normal à un état supraconducteur. Il précise le comportement des cristaux liquides et prédit de nouvelles phases : de même qu'un métal supraconducteur de deuxième espèce en champ magnétique, la phase smectique A* (dans cette phase, les molécules sont chirales (symbole *), disposées en couches et perpendiculaires au plan des couches (symbole A)) devient nématique chirale (id. cholestérique) au-dessus d'une température critique. Cette approche a profondément influencé le développement moderne de la science des cristaux liquides. La phase smectique A* sera observée en 1989. Il a obtenu le prix Nobel de physique 1991 pour avoir découvert que les méthodes développées pour l'étude des phénomènes d'ordre dans les systèmes simples peuvent être généralisées à des formes plus complexes de la matière, en particulier aux cristaux liquides et aux polymères.
Pendant plusieurs décennies, les cristaux liquides n'ont été qu'un sujet d'études théoriques, une des raisons principales étant la gamme en température d'existence des mésophases trop haute pour des applications commerciales.
En 1969, Hans Kelker est parvenu à synthétiser une substance possédant une phase nématique à température ambiante : le MBBA, qui est l'un des principaux sujets de recherche dans le domaine des cristaux liquides. L'étape suivante vers la commercialisation d'afficheurs à cristaux liquides a été la synthèse par George Gray en 1973 d'autres substances chimiquement stables possèdent des points de fusion bas : les cyanobiphényles.
En 1968, George H. Heilmeier, un chercheur de la RCA (Radio Corporation of America), met au point le premier dispositif d'affichage à base de cristaux liquides. Il faut encore attendre cinq ans pour que la mise au point d'une technologie stable, le Twisted nematic, utilisant le biphényle permette la mise en vente du premier dispositif grand public, une montre par Seiko. Aujourd'hui, le terme de cristal liquide recouvre l'ensemble des mésophases. L'application principale de ces matériaux reste l'affichage des informations sur écrans plats ou miniatures. Presque toutes les substances mésogènes utilisées ont été obtenues par voie de synthèse.