Que ce soit aux États-Unis ou en France, la fracture numérique est un sujet de bataille pré-électorale. Aux États-Unis, dès 1994, le vice-président Al Gore disait dans ses discours qu'Internet permettrait l'avènement d'une démocratie en ligne, d'un agora électronique. C'est d'ailleurs lui le premier qui a parlé du réseau Internet comme «autoroutes de l'information.» Et le président Clinton envisageait en 1997 de connecter chaque salle de classe et bibliothèque à Internet d'ici l'an 2000, chaque maison d'ici 2007.
En France, après le thème de la fracture sociale cher à Jacques Chirac, c'est la fracture numérique qui arrive dans les discours pré-électoraux.
Dans les pays développés, un bon nombre de ces publicités sont centrées autour du thème de la révolution Internet. Voici quelques exemples :
Bienvenue dans un monde meilleur
Rhône-Poulenc
Bienvenue dans la vie.com
France Télécom
Les publicités liées à ce sujet présentent Internet comme un univers quasi-magique quitte à nier toute complexité à l'outil informatique pour mieux promouvoir une logique purement marchande. Le sociologue Philippe Breton n'hésite d'ailleurs pas à parler du Culte de l'Internet dans notre société.
Il faut combattre la croyance messianique selon laquelle relier tout le monde à Internet est une révolution sociale.
Prêtre François Houtart
Ce n'est pas la technique qui nous asservit mais le sacré transféré à la technique.
Jacques E in Les nouveaux possédés
Dans ce contexte, la fracture numérique est parfois perçue par les entreprises comme un argument supplémentaire pour inciter les gens à acheter un ordinateur ou à s'abonner à un fournisseur d'accès Internet (FAI). Loin de toute réflexion sur l'utilité et l'intérêt réel d'un tel outil, on peut penser que les publicistes ne favorisent donc pas par leur travail une meilleure compréhension de la réalité de l'Internet par le grand public. Il ne faut pas oublier que, comme toute innovation technologique, Internet ne demeure qu'un outil. Il peut être en de bonnes mains comme en de mauvaises.
De tout temps, chaque nouveau moyen de communication a été générateur d'une certaine utopie. Lors de la pose des premiers câbles sous-marins, Victor Hugo pensait qu'ils permettraient ni plus ni moins que « la réconciliation de la grande famille humaine ». De même, au cours des années 1990, une sorte d'euphorie boursière a accompagné l'émergence des NTIC dans notre société.
Du fait de l'évolution extrêmement rapide du réseau Internet, on se limitera à quelques exemples numériques. Bien qu'un peu datés, ils sont intéressants. Pour des données plus récentes, on se reportera utilement aux sources bibliographiques précisées en fin d'article.
États-Unis d'Amérique | Continent africain | |
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Pourcentage de la population mondiale | 4,9 % | 12% |
Pourcentage des internautes mondiaux | 43 % | moins de 1% |
Bien que le mandarin (chine) soit, et de loin, la première langue mondiale, seulement 8.4% des internautes ont le mandarin pour langue maternelle. De même, anglais et espagnol sont deux langues maternelles aussi courantes l'une que l'autre dans le monde et pourtant, 45% des internautes parlent anglais pour seulement 5,4% espagnol. La « comparaison des langues » est donc une autre manière de constater la réalité et l'importance de la fracture numérique.
En 2008, les internautes représentent seulement une minorité de la population mondiale. Selon le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement), l'internaute type est « un homme de moins de 35 ans, diplômé de l'enseignement supérieur, disposant de revenus élevés, habitant en ville et parlant anglais », soit « un membre d'une élite très minoritaire ».
Ces inégalités sont aisément visibles avec une petite expérience, un court périple dans l'architecture du « réseau des réseaux ». Il existe de nombreux logiciels (tel tracemap) qui, à partir de l'adresse d'un site permettent de situer le lieu de son hébergement avec plus ou moins de bonheur. On n'entrera pas ici dans une explication technique du principe de fonctionnement de ces logiciels, nous nous contenterons d'essayer d'accéder à quelques sites convenablement choisis pour voir où ils sont hébergés.
Avec de telles expériences, on s'aperçoit par exemple que certains sites gouvernementaux africains sont hébergés aux États-Unis d'Amérique ! Et, en ce qui concerne les autres, il est intéressant de remarquer que le trajet suivi par les données de la France à l'Afrique du Sud n'est pas le plus court. Parties de France, les données traversent l'Atlantique, tous les États-Unis d'Amérique pour, enfin, revenir sur le continent africain.
Comment expliquer ce phénomène ?
L'explication est la suivante : l'architecture du réseau Internet ne s'intéresse qu'à la logique marchande. Pas à la logique humaine. Les États-Unis sont de fait la plaque tournante des télécommunications mondiales. Écoutons ce que nous dit Philippe Q, directeur de la division informatique de l'Unesco :
La géographie de l'Europe ou de l'Asie en est elle-même bouleversée : l'Amérique s'est virtuellement installée au cœur de ces régions. En moyenne, le coût des liaisons spécialisées entre les pays européens -- les fameuses « autoroutes de l'information » ou « dorsales » (backbones) -- par lesquelles transite le trafic Internet est 17 à 20 fois supérieur au coût de liaisons équivalentes aux États-Unis d'Amérique. Une liaison Paris - New York ou Londres - New York est moins chère qu'une liaison Paris - Londres ou Paris -Francfort. La Virginie est devenue la plaque tournante des liaisons intra-européennes ! Conséquence : les fournisseurs européens d'accès Internet sont obligés de se connecter aux États-Unis d'Amérique en priorité. De même, en Asie plus de 93 % de l'infrastructure Internet est tournée vers les États-Unis d'Amérique.
Cette situation engendre de nombreux inconvénients. Plutôt que de financer des liaisons inter-régionales ou de connecter enfin des régions défavorisées au réseau Internet, les fournisseurs d'accès se contentent généralement de renvoyer tout leur trafic vers les États-Unis d'Amérique.
La fracture numérique est flagrante au niveau mondial. Cependant, elle existe aussi à l'intérieur même des pays que l'on pourrait croire protégés.
La Fracture numérique peut induire une inégalité sociale ou scolaire (par exemple un élève de terminale doit avoir accès à un ordinateur pour s'inscrire au Bac, et il doit le faire dans un délai de quelques jours, de même pour ses voeux d'orientation). L'accès à la culture, au tourisme, à la santé, à l'emploi et aux administrations françaises passe de plus en plus par des services en ligne. En France, être privé d'ordinateur et d'Internet implique de devoir perdre plus de temps et d'argent. Le fossé risque de s'élargir avec les inégalités d'accès au haut-débit, puis au très haut-débit, et aux outils nomades (téléphones portables, assistants personnels (PDA, Palm), tablettes PC, baladeurs MP3 et ordinateurs portables...), Enfin, en 2010, il se vendra dans le monde plus d’ordinateurs portables que de PC fixes, au profit des jeunes et de cadres surtout.
Une loi sur la Fracture numérique a été adoptée en 2009 pour tenter de minimiser le fossé numérique qui s'est creusé entre les connectés et les non-connectés.
Aux États-Unis d'Amérique, la fracture numérique entre noirs et blancs est une réalité concrète.
Il existe des différences notables entre ces deux populations au niveau de la possession d'un ordinateur et de l'accès à Internet. On peut expliquer en partie ces différences par la question de l'éducation : (le revenu entre aussi en jeu mais pour une moindre part). À un niveau d'éducation supérieur correspond une plus forte probabilité d'accéder à un ordinateur au travail et d'utiliser Internet.
Cette constatation est valable quel que soit le groupe étudié.
Cependant, l'éducation et le revenu n'expliquent pas à eux seuls la différence entre groupes dans la possession d'un ordinateur à domicile. Les blancs ont toujours plus de chance de posséder un ordinateur à domicile que les noirs américains de même niveau d'éducation. Cette différence est particulièrement nette dans le cas des étudiants. Il y a plus de probabilité qu'un étudiant blanc possède un ordinateur à domicile qu'un étudiant noir.
Dans leur article, la conclusion des auteurs, M N et Mme H est sans appel. Ils estiment que, si l'on veut que tout le monde ait accès à Internet aux États-Unis d'Amérique, il faut multiplier les points d'accès au réseau dans les bibliothèques et les universités et encourager leur usage. Aux yeux des auteurs, c'est même un choix politique indispensable.
Dans les entreprises suisses équipées d’au moins un ordinateur, un peu moins de la moitié des employés y ont accès en moyenne en l’an 2000. La proportion est plus élevée dans les services (56%) que dans l’industrie (35%) et la construction (22%). Dans les entreprises disposant d’Internet, 29% des employés ont la possibilité de s’en servir.
Dans le domaine d'Internet, l'Afrique accuse un retard très important. D'ailleurs, il a fallu attendre jusqu'à novembre 2000 pour que le dernier pays africain (l'Érythrée) soit connecté. Et une très faible minorité de la population africaine a accès au réseau.
Cependant, aujourd'hui, Internet connaît une croissance rapide, notamment du fait de la privatisation du secteur des télécommunications et de l'attrait du courriel par rapport au courrier papier pour les échanges avec l'étranger. Cette opportunité favorise l'éclosion de nombreux nouveaux fournisseurs d'accès. En conséquence, bien qu'encore hors de prix, le coût de l'accès à Internet a tendance à baisser.
Nuançons cependant ce discours, en rappelant qu'il existe de fortes différences entre les États africains :
Une première explication du coût relativement élevé de la connexion à Internet en Afrique a déjà été abordée précédemment. Les inégalités dans l'architecture du réseau nécessitent de la part des fournisseurs d'accès à Internet africains la mise en place de nouvelles infrastructures (câbles sous-marins ou connexions satellitaires) que leurs homologues européens ou américains possèdent déjà et ont amorties depuis plusieurs années.