Pour l'histoire de l'anatomie, un théâtre anatomique est un édifice spécialisé où l'on procédait à des dissections anatomiques en public durant les Temps modernes et au début de l'Époque contemporaine en Occident.
Apparus en Europe du Sud avec le XVIe siècle, soit environ deux cents ans après la résurgence historique de la dissection humaine à vocation scientifique, disparue depuis l'Antiquité grecque, les théâtres anatomiques demeurèrent des structures démontables jusqu'à ce que fussent érigées les premières installations permanentes à Salamanque au début des années 1550, dans d'autres villes espagnoles durant les années qui suivirent, puis surtout à Padoue en 1584.
La plupart du temps, ils étaient conçus sous la forme d'amphithéâtres en bois au centre desquels le cadavre à étudier était placé sur une table de dissection, l'anatomiste conduisant la leçon à proximité, éventuellement installé sur une chaire. Par conséquent, et en plus de parler aussi de « théâtre d'anatomie » ou de « theatrum anatomicum », on emploie souvent les termes « amphithéâtre anatomique » ou « amphithéâtre d'anatomie » pour désigner ces ensembles imposants qui, en ménageant pour l'assistance des gradins concentriques, manifestaient par leur architecture le triomphe du regard en tant que nouveau moyen privilégié d'accéder à la connaissance anatomique, en sus des traités spécialisés jusqu'alors sollicités.
Ainsi disposés, les théâtres anatomiques attirèrent bien au-delà des seuls médecins et étudiants en médecine à qui ces structures d'enseignement universitaire étaient principalement destinées : ils accueillirent de nombreux curieux issus de milieux sociaux variés et donnèrent lieu ce faisant, selon toute vraisemblance, à l'invention de la place de spectacle payante. Rituels sacrés célébrant l'habileté de Dieu en tant que Créateur, les dissections publiques y devinrent dès lors de véritables divertissements mondains, des fêtes inscrites au calendrier des réjouissances proposées par la ville. Mais après avoir vu leur attrait culminer aux XVIIe et XVIIIe siècles, elles perdirent rapidement de leur intérêt au début du XIXe du fait d'une conjonction de facteurs. Ce mouvement entraîna la disparition ou la reconversion des structures dédiées ainsi que la clôture d'un chapitre désormais méconnu de l'histoire de l'architecture, de la médecine et de la scène.
D'après les chercheurs William Sebastian Heckscher, William Brockbank, Rafael Mandressi et Gerst-Horst Schumacher, qui ont tous interrogé l'histoire de l'anatomie, la première description connue d'un théâtre anatomique est celle que l'on doit à l'Italien Alessandro Benedetti. On la trouve au premier chapitre de l'Historia corporis humani sive Anatomice, le traité spécialisé que cet anatomiste publia en 1502. Elle y accompagne la première liste d'indications sur la manière de disposer une structure de ce type, et elles renvoient toutes les deux à une installation en bois démontable que l'auteur fit effectivement ériger, vraisemblablement à Venise, car si l'on en croit l'historienne Giovanna Ferrari, et contrairement à une opinion très commune qu'aucun document n'étaye, Benedetti n'enseigna pas à Padoue, bien qu'il eût fait ses études dans cette ville. En revanche, d'après elle, il est avéré qu'il s'établit dans la Cité des doges pour y exercer la médecine, et qu'il y commença la rédaction de son ouvrage avant 1483. Quoi qu'il en soit, c'est en Italie qu'apparurent donc les premiers théâtres anatomiques, des espèces de kiosques déboulonnés chaque année après utilisation.
Cette origine géographique n'est pas surprenante. L'Italie avait déjà joué un rôle essentiel dans le cadre de la réapparition en Europe deux siècles plus tôt de la dissection des corps humains à vocation scientifique, une pratique disparue depuis l'Antiquité grecque et la fin des travaux réalisés à Alexandrie par Hérophile de Chalcédoine et Érasistrate de Céos durant une courte période d'une cinquantaine d'années au cours du IIIe siècle av. J.-C.. De fait, le premier témoignage explicite quant au retour de ce qu'on appelle l'anthropotomie en Occident se trouve dans un manuel publié en 1316 à l'intention de ses étudiants par un professeur de Bologne, Mondino de' Liuzzi, ou Mondinus : l'auteur de l'ouvrage indique avoir disséqué deux cadavres de femmes, le premier en janvier 1315 et le second en mars suivant. Cependant, si le contexte physique où surgirent les théâtres anatomiques fut ainsi à peu près le même que celui où était renée la dissection humaine durant le Moyen Âge tardif, la situation historique dans laquelle se trouvaient les anatomistes était quant à elle tout à fait différente quand furent enfin montées les premières structures temporaires au début de la Renaissance : d'après l'historien Luke Wilson, les trois cents ans qui suivirent Mondino de' Liuzzi virent l'assimilation de plus en plus forte de la pratique d'ouvrir des cadavres pour étudier le corps à une activité sans aucune licéité, et c'est dans ce contexte dégradé que les installations pionnières furent érigées.
La création des théâtres anatomiques était une réponse pratique à l'incommodité des dissections en plein air, la configuration qui prévalait jusqu'alors, et qui se justifiait probablement par le souci de disposer d'une bonne ventilation. Mais c'était peut-être aussi une façon de répondre à la critique en permettant à la démonstration d'anatomie en public de demeurer ce qu'elle avait toujours été, un moment de méditation morale, mais aussi d'exhiber avec encore plus de force qu'auparavant l'éphémère humain. C'est ainsi que les édifices provisoires que l'on érigea dans le cours du XVIe siècle furent souvent montés à l'intérieur de chapelles, le maître-autel servant parfois de table de dissection. Pour Heckscher, qui s'appuie sur des exemples hollandais, cette prédilection pour les édifices religieux était particulièrement nette dans les pays protestants, où la Réforme avait pris. De fait, si l'on en croit les historiens Àlvar Martínez-Vidal et José Pardo-Tomás, il semble que l'Espagne catholique plébiscita davantage les hôpitaux, où le nombre des mourants permettait d'ailleurs un meilleur approvisionnement en cadavres. En outre, on sait que la première dissection publique tenue à Amsterdam eut lieu, vers 1550, dans une salle du couvent de Sainte Ursule, et que le théâtre anatomique fut ensuite installé à l'église Sainte Marguerite. On sait aussi qu'à Utrecht, ce fut la chapelle de Jérusalem qui accueillit le premier édifice de la ville. Cependant, selon Ruben Eriksson, c'est également dans un bâtiment consacré que les démonstrations anatomiques d'André Vésale eurent lieu en 1540 à Bologne, sur les terres d'où partit la Contre-Réforme ; il s'agissait de l'église San Francesco.
Quoi qu'il en soit, la plupart des théâtres anatomiques furent érigés dans un ensemble universitaire, en particulier en Italie et en France, pays où la faculté de médecine de Montpellier fut la première à disposer d'une installation. Étudiant sur place dans les années 1550, le Bâlois Félix Platter indique à ce sujet dans son journal personnel qu'en janvier 1556 « on venait de construire » un beau théâtre d'anatomie pour l'établissement d'enseignement supérieur de la ville. Le 6 février, écrit-il, on tint au nouveau « theatrum colegii » une séance d'anatomie au cours de laquelle deux sujets furent disséqués en même temps, une femme et une jeune fille. Le médecin et naturaliste Guillaume Rondelet présidait la leçon et le jeune Suisse, lui-même amené à devenir un grand anatomiste, prit soigneusement note de « ses admirables explications ». L'installation était démontable, et on en avait déjà érigé une première, si l'on en croit les écrits de Platter, dès 1552 : le jeune homme indique en effet que le 14 novembre de cette année-là, il fut pratiqué dans un ancien théâtre d'anatomie une dissection « sur le corps d'un garçon qui était mort d'un abcès dans la poitrine ». Au même moment, on construisait dans la péninsule Ibérique le premier ensemble destiné à durer.
Chronologie
Si l'on en croit Àlvar Martínez-Vidal et José Pardo-Tomás, le premier théâtre anatomique permanent fut très probablement celui que l'on établit à Salamanque pour Cosme de Medina, un éminent professeur d'anatomie qui, convaincu par les travaux d'André Vésale, avait inauguré en septembre 1551 au sein de l'université de la ville, et à la suite d'une intervention royale de Charles Quint, une leçon basée sur des dissections. La recherche d'un site pour la construction d'un édifice pérenne fut ordonnée par les autorités compétentes en mars 1552 via une décision à travers laquelle elles exigèrent par ailleurs de l'anatomiste qu'il y pratiquât au moins trente démonstrations par an, que ce soit sur des cadavres humains ou sur des charognes animales. L'emplacement fut trouvé près d'une église et de son cimetière le 23 juin de la même année, puis on commença les travaux, qui ne coûtèrent que 50 000 maravédis, soit à peine plus que le salaire annuel d'un professeur de l'université. Terminé le 5 mai 1554, l'édifice final présentait vraisemblablement des murs en pierre, du tuf, son toit étant couvert d'ardoise et le sol de parquet. Il commença à fonctionner à plein à compter de l'hiver 1554-1555.
L'exemple de Salamanque fut suivi par d'autres villes espagnoles comme Barcelone, où la décision de mettre en place une structure pérenne pour l'Hospital Santa Creu i Sant Pau fut prise en 1573. Néanmoins, la plupart des historiens ont longtemps retenu comme pionnier le théâtre qui fut érigé en 1584 à Padoue, le théâtre anatomique de Padoue : c'est lui que citent et célèbrent William Brockbank, Rafael Mandressi, ou encore Andrew Cunningham. Il s'agissait d'une structure en bois pouvant accueillir, sur plusieurs étages de galeries, deux cents personnes environ. Son érection est restée associée au nom de Girolamo Fabrizi d'Acquapendente, qui y enseigna l'anatomie et la chirurgie de 1565 à 1613. Pour cette raison, et du fait du prestige de ses études à l'université de Padoue, Fabrizi d'Acquapendente « fut personnellement un des centres de l'anatomie mondiale pendant un demi-siècle ». Mais l'installation où il exerça fut si rapidement détériorée qu'il fallut la reconstruire.
Entre temps, en 1586, l'université de Saragosse inaugura sa « casa de anatomía », construite à côté du cimetière de l'hôpital Nuestra Señora de Gracia. En outre, en 1593, un autre édifice, le théâtre anatomique de Leyde, fut dressé à Leyde, aux Pays-Bas, sous l'impulsion de l'anatomiste Pieter Pauw, un ancien élève de Fabrizi d'Acquapendente. Il fut mis en service à la fin de l'année 1594, soit exactement l'année où le bâtiment padouan fut monté à nouveau.
D'après Mandressi, il est fort probable que l'opération de reconstruction bénéficia une nouvelle fois de la coopération entre Fabrizi d'Acquapendente et celui qui lui avait très probablement suggéré les plans originels, le théologien Paolo Sarpi, qui fut son ami et son patient quand il fit l'objet d'une tentative d'assassinat en 1607, c'est-à-dire quelques mois après son excommunication. Dès lors, il ne fait guère de doute que les conceptions du religieux purent être transmises, à un moment ou à un autre, par l'anatomiste à l'architecte du théâtre, peut-être Dario Varotari, et que ce dernier s'en inspira pour son projet. Quoi qu'il en soit, il livra un édifice où le plus petit des éléments concentriques se rapproche d'une ellipse, et celui qui a le plus grand diamètre d'un cercle. Il eut un grand succès : le théâtre de Padoue fut frénétiquement copié à travers l'Europe.
Durant les décennies et les siècles qui suivirent la mise en service des structures permanentes livrées à Padoue et Leyde, de nombreux théâtres furent érigés dans toute l'Europe de l'Ouest, notamment à Copenhague de 1640 à 1643, Altdorf en 1650, Madrid autour de 1689, Amsterdam en 1691, Berlin en 1720, Halle en 1727, Ferrare en 1731 et Pavie en 1785.
Le mouvement finit par s'étendre jusqu'aux États-Unis, où il y avait déjà deux autres installations dans le pays quand l'ancien président Thomas Jefferson dessina les plans d'un théâtre d'anatomie pour l'université de Virginie à Charlottesville autour de février 1825, peu de temps avant sa mort. De fait, disposer d'un tel équipement devint rapidement « un atout de prestige, le signe de la vigueur scientifique des universités », voire des villes elles-mêmes, ce qui peut expliquer pourquoi les grandes métropoles disposaient parfois de plusieurs installations en même temps, comme ce fut visiblement le cas à Londres et Paris au cours du XVIIIe siècle.
À ce titre, il est important de ne pas sous-estimer les effets des configurations locales ; elles jouèrent en effet un rôle essentiel dans l'histoire des théâtres anatomiques à travers le temps. Dans la capitale anglaise, par exemple, il convient de considérer avec attention les oppositions entre les différentes corporations du monde sociomédical, en particulier celle qui confrontait les anatomistes aux chirurgiens et barbiers. Lorsqu'on analyse la situation à Leyde, de même, il faut bien prendre en compte la concurrence qui existait entre le théâtre anatomique et les autres espaces où avaient lieu des dissections humaines. Enfin, pour comprendre ce qui eut lieu en Espagne, d'après Àlvar Martínez-Vidal et José Pardo-Tomás, il est recommandé de ne pas perdre de vue la plus ou moins grande bienveillance avec laquelle le pouvoir royal traita les premiers projets avant de les valider, tout comme le firent par ailleurs les autorités municipales.
Pour le reste, et à un niveau encore plus microhistorique, il est difficile de ne pas étudier les biographies de tous ces étudiants ou passionnés qui circulèrent à travers l'Europe en ramenant chez eux, une fois leur voyage terminé, les idées et les plans utiles à l'édification des installations nécessaires aux leçons. De ce point de vue, et parmi les enceintes les plus remarquables qui furent effectivement mises en chantier et terminées, on peut citer le théâtre anatomique que le Suédois Olof Rudbeck, professeur en médecine et architecte amateur, aménagea au milieu du XVIIe siècle dans le Gustavianum, l'ancien bâtiment principal de l'université d'Uppsala, lui-même construit entre 1622 et 1625. Livré en 1662, il est installé à l'intérieur d'une coupole qui sert aussi de cadran solaire et le fait ressembler à un temple. Il dispose ainsi d'un excellent éclairage, un des ingrédients majeurs d'une architecture réussie pour les premiers théâtres anatomiques permanents.